Le marché des œuvres d’art attire toutes les grandes fortunes et est l’un de ceux qui drainent le plus d’argent au monde. Pourtant, il n’est pas réglementé et la spéculation va bon train. Madeleine Fabre, avocate associée au sein du cabinet Ginestié Magellan Paley-Vincent, décrypte pour nous cet univers.

Décideurs. Dmitri Rybolovlev avait appris qu’un tableau acheté pour lui par Yves Bouvier − Nu couché au coussin bleu, de Modigliani − n’avait pas coûté les 118 millions de dollars (111 millions d’euros) qu’il avait payés, mais seulement 93,5 millions, et le soupçonnait d’avoir empoché quelque 24 millions sans le lui dire. Assiste-t-on à une recrudescence d’opérations à caractère spéculatif ?

Madeleine Fabre. C’est un marché où se côtoient connaisseurs et amateurs. Il se caractérise toutefois par une certaine opacité et la déconcentration croissante des acteurs du marché de l’art. Le contexte est propice à l’augmentation des prix et certaines fraudes, alimentées par l’argent en circulation, l’incertitude sur les marchés boursiers, la fiscalité avantageuse et l’effet de mode.

Enfin, soulignons que cette dynamique est soutenue par l’organisation des différentes foires d’art contemporain (Bâle, New York, Londres, Miami, Hong Kong, Bruxelles, Monaco, Madrid, etc.) où les collectionneurs se retrouvent avec les galeristes, les arts advisors, les banquiers et les marchands. Le marché de l’art est devenu l’art du marché.

Quel est le rôle des grands galeristes ?

C’est un rôle protéiforme, qui ne se borne pas aux aspects financiers. Certes, à de rares exceptions près, les artistes n’aiment pas parler d’argent et préfèrent déléguer cette question ainsi que l’exposition de leurs œuvres à des galeristes, un peu comme les acteurs avec leurs agents. Les galeristes touchent alors un pourcentage lors de la transaction, un montant plus ou moins important en fonction de la notoriété de l’artiste. Cependant, le rôle du galeriste est bien plus crucial dans l’œuvre et la création de l’artiste. Une dizaine de grands galeristes fait et défait le marché mondial. C’est notamment le cas de Larry Gagosian, le plus grand marchand d’art au monde. Soulignons également que lorsqu’un artiste renommé produit une œuvre de son vivant, il reçoit beaucoup de demandes. À prix égal, c’est alors le galeriste qui va orienter et parfois choisir à qui sera vendue l’œuvre. Le galeriste a tout intérêt à ce que celle-ci soit intégrée dans « les bonnes collections » afin d’augmenter la stature de l’artiste. Dans la construction de sa réputation et de sa carrière, le choix de l’acquéreur entre indéniablement en ligne de compte.

« Une dizaine de grands galeristes fait et défait le marché mondial »

Qu’en est-il des art advisors ?

Leur rôle est d’aider un investisseur à se constituer une collection, de dénicher les pépites ou d’acheter des œuvres d’artistes plus ou moins confirmés. Ils vont créer une cohérence dans la qualité de la collection. Il peut aussi jouer le rôle d’intermédiaire dans la transaction pour que son client soit choisi comme acquéreur auprès des grands galéristes. Un art advisor doit également vérifier l’originalité et la provenance de l’œuvre. Enfin, il doit faire, en principe, réaliser la bonne estimation de l’œuvre, notamment par une expertise indépendante, même si dans les faits peu d’entre eux ont cette éthique.

Le mécénat est encouragé et développé dans certains grands pays. Est-ce le cas de la France ?

Le mécénat est une tendance en plein essor. Il est essentiellement motivé par trois raisons. Les deux premières sont liées à des aspects culturels et caritatifs. La troisième raison est souvent fiscale puisque le mécénat est encouragé par les déductions du revenu taxable tant pour les particuliers que pour les entreprises. En France, le mécénat est moins développé qu’aux États-Unis où dans chaque musée, les salles et même les bancs portent le nom des donateurs. Les dons y sont également bien plus importants.

La fiscalité en France est particulièrement attractive pour les collectionneurs.

La fiscalité est en effet très intéressante. Les plus-values lors de la cession sont imposées entre 0 % et 6,5 %. Attiré par ce régime fiscal conciliant, l’un de nos clients, originaire d’un pays du nord de l’Europe, a souhaité céder en France une œuvre d’art exceptionnelle pour un montant dépassant les 20 millions d’euros. Il est donc venu vivre temporairement dans l’Hexagone afin de ne pas être imposé sur les plus-values dans son pays d’origine. Autre intérêt du système français, les œuvres d’art n’entraient pas dans le champ d’application de l’impôt sur la fortune (ISF). On peut également évoquer des schémas fiscalement favorables en matière successorale. C’est donc un impôt digne d’un paradis fiscal. Cela contribue au dynamisme du marché de l’art en France et à y attirer les acteurs du monde de l’art. Si le marché de l’art est actif et attractif en France, il l’est moins qu’au Royaume-Uni, en Allemagne, en Suisse et surtout aux États-Unis. Pour autant, l’attractivité fiscale du marché de l’art n’empêche pas la fraude. De plus en plus de scandales éclaboussent les acteurs du marché de l’art, qu’ils soient grands collectionneurs ou galeristes réputés, telle Mary Boone, condamnée récemment à trente mois de prison ferme pour fraude fiscale. L’art est également un outil d’évasion fiscale pour certains, voire de blanchiment d’argent dans les cas les plus extrêmes.

L’argent et l’éthique ne sont pas toujours compatibles dans le monde de l’art.

« L’attractivité fiscale du marché de l’art n’empêche pas la fraude »

Comment s’articule la blockchain pour sécuriser la transaction ?

La blockchain est un outil intéressant permettant le contrôle de la provenance et des transferts successifs des œuvres mais son utilisation reste aujourd’hui marginale. En effet, cette technologie permet de collecter sur une chaîne de blocs les caractéristiques de l’historique de l’œuvre qui sont enregistrées de façon permanente, réduisant ainsi les risques de falsification et de fraude et assurant sa traçabilité et sa provenance. Aujourd’hui, on sait que de nombreuses œuvres de Jean-Michel Basquiat circulent, bien plus que celles énumérées lors de sa succession, d’où l’importance de la provenance.

Je sensibilise mes clients sur ce point, surtout lorsque la valeur d’une œuvre risque de se dégrader du fait d’une provenance douteuse ou d’un financement sulfureux.

L’assurance et la protection des œuvres d’art sont un sujet très sensible pour tout investisseur ou collectionneur. Quels conseils leur donneriez-vous ?

Longtemps, les œuvres d’art ne faisaient pas l’objet de contrats d’assurance autonomes. Face à la croissance que connaît le marché, les œuvres d’art font l’objet de contrats d’assurance spécifiques intégrant des clauses particulières. En principe, un collectionneur assure ses œuvres d’art mais un certain nombre de personnes font le choix de ne pas le faire pour des raisons très diverses, soit de discrétion, de fiscalité ou de provenance douteuse. Lorsqu’un collectionneur assure une œuvre, il peut choisir d’assurer le bien en « valeur déclarée » ou en « valeur agréée ». Dans le premier cas, c’est le collectionneur qui déclare lui-même la valeur du bien tandis que dans le second, un expert indépendant se déplace en amont pour l’estimer. Cette dernière solution est à privilégier afin de réduire les risques de contestation après sinistre et bénéficier d’une indemnisation plus rapide. Cependant, les garanties d’assurance ne sont octroyées que si des dispositifs adaptés de sécurité sont mis en place par l’assuré collectionneur (porte blindée, verres antieffraction, alarme, détecteur de mouvement et de fumée…).

« Une œuvre exposée dans de prestigieux musées va voir sa cote grimper »

Quelles sont les particularités des clauses prévues dans les assurances ? Quels risques doivent-elles couvrir ?

Les prêts d’œuvres d’art pour des expositions notamment se développent pour des raisons plus ou moins avouables. Le pedigree de l’œuvre participe à sa valorisation. Une œuvre exposée dans de prestigieux musées va en effet voir sa cote grimper. Certains collectionneurs ne demandent donc pas mieux que d’y placer leurs œuvres. Les contrats d’assurance sont donc adaptés. Certains ne couvrent l’œuvre que sur une courte durée et viennent se superposer aux contrats d’assurance existants. On les retrouve notamment dans le cadre de manifestations culturelles ponctuelles, dès lors que le collectionneur les prête lors d’une exposition. Il existe également des clauses spécifiques liées aux transports. L’une des clauses les plus répandues est la clause d’assurance « pour le compte de qui il appartiendra ». Il s’agit ici d’additionner les contrats d’assurance de chaque intervenant lors de son transport. La clause la plus sécurisante est cependant celle dite de « clou à clou ». Autrement dit, l’œuvre est assurée à partir du moment où elle est décrochée du mur du collectionneur jusqu’au jour où celle-ci est raccrochée au même endroit. Elle offre donc une assurance globale qui couvre l’ensemble de l’opération. Les questions d’assurance sont importantes car elles sont la source de nombreux contentieux. Assurer une œuvre a aussi un coût. Certains musées réduisent ou annulent des événements pour cette raison ou demandent aux prêteurs de prendre en charge ces coûts. Il faut bien avoir à l’esprit que pour une exposition de Picasso, la valeur d’assurance des œuvres peut excéder le milliard d’euros.  Il convient également de signaler que même lorsque l’œuvre n’a pas vocation à faire l’objet de prêt ou d’exposition, il est recommandé d’étendre le champ territorial du contrat d’assurance pour couvrir les déplacements des œuvres, par exemple d’une résidence à l’autre d’un même collectionneur.

Propos recueillis par Aurélien Florin

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