Matthias Pujos, associé fondateur du cabinet éponyme, est l’une des étoiles montantes de la profession d’avocat. Ce pénaliste passionné a récemment fait partie de l’actualité juridique européenne dans le cadre de l’affaire opposant l’homme d’affaires Cem Uzan à la République de Turquie.

Décideurs. Vous êtes spécialisé dans les dossiers d'envergure impliquant des décisions de juridictions étrangères. L'affaire opposant Cem Uzan contre la République de Turquie est-elle empreinte d'une saveur particulière ? 

Matthias Pujos. Cette affaire est hors-norme à bien des égards. Tout d’abord, car mon client est un opposant politique qui a été contraint de s’exiler à Paris en 2009, après la nationalisation sauvage de son empire financier ordonnée par le Président Erdogan. Ensuite, car Cem Uzan persiste à subir des persécutions sur le sol français : depuis dix-huit mois, la Turquie tente de rendre exécutoire en France un jugement turc qui a condamné mon client à lui verser 400 millions d’euros. Et sur la base de ce jugement, la Turquie a fait pratiquer, à Paris, deux séries de saisies conservatoires contre les actifs de Cem Uzan pour un montant d’environ 2,1 milliards d’euros. Mon cabinet a obtenu deux premières victoires judiciaires dans ce dossier, en septembre 2018 puis en décembre 2018, en convaincant la justice française d’ordonner la mainlevée de ces deux saisies. Le simple fait qu’un tycoon turc, exilé politique à Paris, soit poursuivi par l’État turc sur le sol français pour plusieurs centaines de millions d’euros offre une coloration tout à fait inédite à cette affaire.

"Aucun moyen de défense ne doit être négligé et cette victoire en est l’illustration parfaite"

Par jugement du 27 mars 2019, vous avez obtenu une nouvelle victoire devant le TGI de Paris qui a rejeté la demande d’Exequatur, formulée par la Turquie, sur le jugement turc qui condamnait Cem Uzan à lui verser 400 millions d’euros. En l'espèce, quel était le point déterminant ayant conduit à une décision favorable à votre client ?

Nous soutenions que le jugement turc n’était pas conforme à l’ordre public international de procédure. Et pour cause, nous avons obtenu la confirmation que la présidente du tribunal turc qui a rendu la décision présentée à l’exequatur était l’épouse du procureur de la République qui a dressé les actes d’accusation, dans cette même affaire, contre Cem Uzan. Situation ahurissante. En présence d’un tel lien unissant un magistrat du siège au représentant de l’accusation, il est clair qu’un doute légitime est né quant à l’impartialité du tribunal turc. Ce rejet d’exequatur est une immense victoire : il faut garder à l’esprit que moins de 3 % des demandes d’exequatur sont rejetées motif pris d’une violation de l’ordre public international. Aucun moyen de défense ne doit être négligé et cette victoire en est l’illustration parfaite.

" Le rôle de l’avocat est ici déterminant car son intervention constitue le dernier rempart avant qu’une décision étrangère ne soit éventuellement rendue exécutoire en France"

En quoi la procédure d'exequatur française est-elle unique au monde ?

Cette procédure est singulière en ce qu’un juge français va examiner un jugement étranger sans être autorisé à réviser le fond de l’affaire. Très concrètement, le juge de l’exequatur va tout d’abord devoir identifier si une convention internationale a été conclue entre la France et l’État étranger dont les autorités judiciaires ont rendu une décision. En présence d’une convention internationale, ses stipulations devront simplement être appliquées. Mais en l’absence de convention, comme avec la Turquie par exemple, le juge doit alors vérifier la compétence du juge étranger qui a rendu la décision, la conformité de cette décision à l’ordre public international et enfin, si elle a bien été rendue en l’absence de fraude. Ce contrôle renforcé, opéré par le juge de l’exequatur français, offre la garantie pour le justiciable qu’aucune décision étrangère rendue dans des conditions non régulières ne pourra être exécutée sur le sol français. Le rôle de l’avocat est ici déterminant car son intervention constitue le dernier rempart avant qu’une décision étrangère ne soit éventuellement rendue exécutoire en France.

Certains enjeux politiques et financiers peuvent parfois concourir à biaiser une affaire. Quelle est votre botte secrète ? 

Il est très clair que dans ce type de dossiers juridiquement complexes, face un État étranger de surcroît, la stratégie de défense doit être bâtie autour de quatre piliers. La détermination et la réactivité car il faut être capable d’analyser et d’exploiter, en un temps record, des quantités astronomiques de documents. C’est un prérequis. La pugnacité car il est nécessaire qu’une défense absolue du client soit organisée, au besoin en déclenchant des contre-feux. Dans l’affaire Uzan par exemple, mon client m’a donné son accord pour faire citer devant le tribunal correctionnel de Paris l’huissier de Justice qui a pratiqué les saisies à son domicile parisien : il faut dire que cet huissier a fait enfoncer la porte de son appartement sans être muni d’un titre exécutoire ou d’une autorisation du juge. Et enfin, l’optimisme car c’est en s’efforçant d’appliquer rigoureusement la règle de droit applicable que l’espoir d’emporter une bataille, même lorsqu’il paraît faible, est susceptible de se réaliser.

D'un point de vue patrimonial, quelles questions peuvent se poser en matière de procédures civiles d'exécution ? 

Dès lors qu’un créancier dispose d’une créance paraissant fondée en son principe, il a la faculté de procéder à une saisie conservatoire sur les biens de son débiteur. Par expérience, il est fréquent de voir un créancier tenter de procéder à la saisie des titres financiers d’une société dont il sait que son débiteur est actionnaire ou associé. Il est également fréquent qu’un créancier tente de saisir des actifs placés sous gestion. C’est alors qu’entrent en piste la banque ou la société de gestion qui doivent, dans la foulée, procéder à un certain nombre de vérifications : identifier qui est le bénéficiaire effectif des actifs visés par la saisie, vérifier l’existence d’une saisie préexistante ou encore, déterminer si les actifs visés ont été nantis en garantie du remboursement d’une dette bancaire, etc. Autant de situations qui nécessitent que ce type d'établissements, tiers saisi, bénéficient d’un accompagnement juridique pointu.

On observe une montée du mouvement de pénalisation des conseils. A quelles évolutions le secteur peut-il s'attendre à l'avenir ?

À l’heure où le Gouvernement français ne cesse de rappeler que la lutte contre la fraude fiscale est l’une de ses priorités, un sillage inquiétant a été tracé par le renvoi devant la justice pénale de professionnels du droit qui ont été amenés à conseiller fiscalement leurs clients (Ricci, Wildenstein, Wendel). Il est cependant à craindre que ce mouvement d’hyper-répression s’étende aux professionnels de la gestion privée qui, par leurs fonctions, peuvent également être enclins à conseiller leurs clients en quête d’optimisation fiscale. Il est dès lors crucial que ces professionnels aient une idée précise des risques encourus et ce, afin de borner de façon pertinente le périmètre de leurs missions.

Propos recueillis par Yacine Kadri

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