Les fiscalistes sont-ils capables d’être en pointe sur le digital ? D’être force de proposition pour les opérationnels ? D’être à la fois un pilier technique et stratégique ? Florian Delisle, directeur fiscal régional puis Global Finance Lean Six Sigma Black Belt au sein de l’industriel 3M, nous prouve que oui.

Décideurs. Entre 2015 et 2018, vous avez exercé les fonctions de directeur fiscal pour la région Europe de l’Ouest. Quelles étaient vos principales missions ?

Florian Delisle. Je supervisais une équipe d’une quinzaine de personnes, formée principalement des directeurs fiscaux des pays dont j’avais la charge – la France, l’Italie, la région germanophone (DACH), la Grande-Bretagne et l’Irlande, le Benelux, l’Ibérie et les pays nordiques notamment. Mes missions relevaient principalement de la gestion de projets spécifiques, relatifs aux environnements fiscaux dans lesquels nous évoluons, ainsi que de l’optimisation de nos flux en fonction de ces spécificités. Enfin, j’étais en charge de relayer au plan régional les politiques globales décidées par l’équipe fiscale monde, basée aux États-Unis.

Vous avez dû mener la mise en conformité de l’entreprise avec le projet BEPS. Comment s’est déroulé ce chantier ?

Des pays comme la France et l’Allemagne avaient déjà anticipé de nombreuses mesures reprises par BEPS dans leurs législations. Dans mes fonctions fiscales, je n’ai pas vécu la transposition de mesures inspirées par BEPS comme une révolution brutale, mais plutôt comme la concrétisation d’une tendance vers une plus grande transparence.

3M cultivait déjà cet état d’esprit. Là où cela est possible, nous nous inscrivons dans des programmes de « relation de confiance » ou utilisons les canaux de communication proactive pour sécuriser nos opérations. Ces démarches nous permettent d’établir un dialogue responsable avec les administrations fiscales. Je crois vraiment à ces approches qui sont encore perçues avec suspicion en France, par l’administration comme par les entreprises.

Ces transpositions nous conduisent malgré tout à une vigilance accrue et nous exposent à des contrôles fiscaux internationaux plus tendus. Certaines autorités fiscales moins en avance dans leur réflexion sur la transparence ont ainsi pu utiliser les commentaires autour des Actions BEPS de manière partielle, oubliant la dimension consensuelle qui était au cœur de de cette démarche inédite.

« La transposition des mesures inspirées par BEPS nous conduisent à une vigilance accrue et nous exposent à des contrôles fiscaux internationaux plus tendus »

Quelles sont les problématiques fiscales spécifiques à 3M ?

3M est une société d’innovation, une très grande entreprise industrielle cotée au Dow Jones et présente dans le monde entier. Notre chaîne logistique est ainsi extrêmement importante et représente un des piliers de notre business model. En relation à ce modèle existent des problématiques de prix de transfert sur les flux matériels et financiers. Autre domaine qui est au cœur de 3M : la fiscalité liée à la détention d’actifs incorporels et à la recherche et au développement. Nous comptons plusieurs milliers de chercheurs répartis dans de nombreux centre de recherche dans le monde.

Le crédit d’impôt recherche est très contrôlé en France. Est-ce également le cas dans les autres pays où 3M est implanté ?

Le CIR est, en effet, très contrôlé en France, mais cela m’apparaît comme la réaction de l’administration à certains abus. À l’échelle européenne, nous utilisons des instruments similaires en Espagne, en Grande-Bretagne, en Italie et en Belgique. Globalement, à notre niveau, je n’ai pas constaté d’agressivité particulière des administrations fiscales. Il s’agit d’argent public et il est normal qu’il soit investi avec un très grand sérieux. Depuis sa création, 3M a déposé plus de 100 000 brevets. Nous sommes convaincus qu’il est nécessaire d’adopter une attitude responsable vis-à-vis de ces mécanismes incitatifs.

Les nouvelles technologies impactent-elles votre quotidien de fiscaliste ?

Bien entendu. 3M vit en ce moment une Business Transformation qui implique une nouvelle organisation et le déploiement de nouveaux outils. Dans ce cadre, nous réfléchissons et mettons en œuvre ce que nous appelons la « finance du futur ». Les fiscalistes me semblent leaders sur cette thématique chez 3M. Plusieurs personnes de l’équipe Tax, basées au siège, sont exclusivement dédiées au développement de portails collaboratifs, de solutions informatiques, d’automatisation ou robotisées au sein de nos process fiscaux. Nous avons eu une démarche très poussée sur la réutilisation de nos données (data re-use). La logique sous-jacente consiste à augmenter le niveau de valeur ajoutée, donc l’intérêt des tâches fiscales. Le pan compliance de notre travail exige des efforts répétitifs qui peuvent frustrer et bloquer les développements personnels ou professionnels de nos équipes. Le but est donc de leur libérer du temps pour qu’ils se rapprochent des opérationnels et interviennent de plus en plus en amont des discussions. Il s’agit d’un enjeu critique pour les fiscalistes, car des choix structurants sont souvent faits très tôt dans le déroulé des projets. Les fiscalistes peuvent mieux contribuer à la structuration financière de ces derniers et ainsi à leur pertinence pour l’entreprise.

« La carrière des fiscalistes n’est pas bloquée par une ultraspécialisation, comme cela est parfois la perception au sein de certaines directions financières »

Depuis le 1er octobre 2018, vous êtes « Global Finance Lean Six Sigma, Black Belt » au sein du siège de 3M aux États-Unis. Qu’est-ce que cette fonction ?

Le « Lean Six Sigma » est une combinaison des méthodologies Lean et Six Sigma développées par plusieurs entreprises américaines et japonaises, et perfectionné par 3M, qui a pour objectif l’amélioration de l’ensemble des processus de l’entreprise. Cette méthodologie, d’abord appliquée dans la sphère industrielle – afin d’optimiser nos process, limiter la dangerosité d’une tâche, la perte de matières premières... –, a été déclinée au monde « soft », c’est-à-dire à l’organisation commerciale et marketing, et, bien sûr, à la finance. Il existe donc différents terrains d’action suivant les processus concernés et les zones géographiques. Mon champ d’action est la gestion de projets à l’échelle globale en vue de l’amélioration des process liés à la finance : de la fiscalité à la trésorerie en passant par la gestion des flux internes ou les remontées de reporting. Nous sommes un petit groupe à avoir la chance d’exercer cette fonction au niveau mondial ; « Black Belt » signifiant que je suis mobilisé à plein temps, pendant deux ans, sur la gestion de projets.

Quels seront les premiers projets auxquels vous allez vous atteler ?

Il s’agit de projets confidentiels et non limités à la fiscalité. Ils illustrent la transversalité de mon nouveau métier : cette fonction est pour moi une vraie reconnaissance et un privilège, mais aussi la preuve que les fiscalistes peuvent évoluer, que leur carrière n’est pas bloquée par une ultraspécialisation, comme cela est parfois la perception au sein de certaines directions financières. La fiscalité est présente dans tellement de décisions que nous avons une vision extrêmement large des flux de l’entreprise. Cela fait écho à la problématique d’automatisation des tâches évoquée plus haut : si les fiscalistes sont perçus comme des professionnels qui résolvent des problèmes en y ajoutant de la valeur ajoutée, cela nous permettra aussi d’évoluer plus facilement dans l’entreprise. Pour ceux qui souhaitent internationaliser leur carrière, par exemple, la fiscalité n’est certainement pas une voie de garage.

Camille Prigent (@camille_prigent)

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