Par Gildas de Muizon, associé et directeur exécutif. Microeconomix 
Bien souvent l’évaluation des préjudices est vue comme un exercice d’évaluation comptable et financière. Pourtant, dans la plupart des cas, il est indispensable de mobiliser les outils de l’analyse économique pour être en mesure d’évaluer correctement les effets des pratiques litigieuses. 

L’évaluation des préjudices est au cœur de la plupart des procédures contentieuses, qu’il s’agisse d’actions lancées à la suite de pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par une autorité de concurrence, de procédures arbitrales portant sur le non-respect de certaines clauses contractuelles ou encore de contentieux commerciaux. Bien souvent, l’évaluation des préjudices est vue comme un exercice comptable et financier. La principale limite de cette approche est qu’elle se fonde essentiellement sur les chiffres du passé. Dans certaines situations cela n’est pas trop gênant. Par exemple, pour évaluer le préjudice subi à la suite d’une rupture brutale de relations commerciales, il peut être raisonnable de se fonder sur la situation comptable et financière observée pendant les mois qui l’ont précédé et de supposer qu’en l’absence de rupture, celle-ci se serait prolongée. Mais dans bien des cas, le préjudice ne peut être correctement apprécié qu’en construisant le scénario contrefactuel décrivant ce qui se serait vraisemblablement produit en l’absence de la décision faisant l’objet du litige. Cette construction repose sur une analyse économique fine des marchés concernés qui va bien au-delà de l’expertise comptable et financière. Nous l’illustrons à partir de trois exemples.

Exemple 1 – retard de livraison d’une nouvelle ligne électrique
Le gestionnaire du réseau électrique d’un pays africain prétendait avoir subi un préjudice en raison du retard de livraison d’une nouvelle ligne électrique. L’un des postes de préjudice allégué reposait sur les prétendues pertes de revenus du transport de l’électricité qui n’avaient pas été engrangés par le gestionnaire de réseau puisque la ligne n’avait pas pu être mise en service à la date prévue. L’expert mandaté par le gestionnaire de réseau chiffrait ce préjudice en multipliant la puissance de la ligne par le nombre d’heures séparant la date de mise en service prévue et celle de la mise en service effective, valorisé ensuite sur la base du tarif en vigueur pour le transport de l’électricité. Nous avons montré que ce calcul comptable n’avait aucune valeur probante car il reposait sur plusieurs postulats erronés. Pour évaluer l’éventuel préjudice au cas d’espèce, il convenait en effet de modéliser finement le système électrique, afin de déterminer les moments précis où l’absence de la nouvelle ligne se serait traduite par des coupures électriques, compte tenu de la demande d’électricité, de la disponibilité des centrales sur le réseau et de la congestion de certaines lignes. Ce calcul nécessitait ainsi de faire appel à des compétences d’économistes spécialisés dans le fonctionnement des systèmes et marchés électriques. Il a montré que ce poste de préjudice allégué devait être écarté.

Exemple 2 – passing-on du surcoût d’un cartel
Une entreprise a assigné, afin d’obtenir réparation du préjudice subi, l’un de ses fournisseurs qui venait d’être sanctionné pour avoir formé avec ses concurrents un cartel. À l’appui de sa demande, elle produisait un rapport d’expertise établi par un expert-comptable sur la base d’un examen minutieux des coûts de l’entreprise concernée et de l’analyse d’un nombre incroyable de factures mettant en évidence un prix moyen nettement plus élevé pendant la période du cartel que durant la période suivant son démantèlement. En multipliant l’écart de prix constaté par le volume total des achats effectués sur la période, l’expert chiffrait le préjudice à plusieurs dizaines de millions d’euros. Deux objections économiques ont permis de remettre en cause ce calcul. Premièrement, il se trouve que les membres du cartel avaient fait face à une hausse sans précédent de leurs propres coûts en raison de la flambée du cours de certaines matières premières sur une période chevauchant significativement celle du cartel. Autrement dit, le calcul de l’expert-comptable reposait sur l’hypothèse implicite que l’intégralité de l’écart de prix constaté avait été causée par le cartel. Cette hypothèse n’était pas tenable et la mobilisation de techniques économétriques a permis de montrer que le cartel n’avait été la cause que d’environ 20?% du surprix observé, tandis que les 80?% restant résultaient de la hausse du cours des matières premières. La deuxième objection économique résidait dans l’examen des prix pratiqués par l’entreprise. La comparaison des données de coût et de prix a en effet permis d’établir que l’entreprise avait été en mesure de répercuter à ses propres clients plus de 85?% des variations de coûts auxquelles elle faisait face. Elle n’avait donc finalement subi qu’un préjudice très limité.

Exemple 3 – pratiques déloyales à l’encontre d’un nouvel entrant
Une start-up qui avait développé une innovation a été victime de pratiques déloyales de la part d’opérateurs en place qui ont ainsi réussi à entraver son développement et à maintenir leur position historique. Dans le cadre de leur défense, ces opérateurs ont produit un rapport d’expertise qui concluait à l’absence de préjudice causé à la start-up. Cette conclusion s’appuyait sur un examen minutieux des comptes de la start-up (largement déficitaires depuis son lancement) et sur l’élaboration d’un business plan qui montrait que l’activité n’avait aucune chance de devenir un jour rentable. La mobilisation d’outils économétriques a permis de montrer que ces conclusions reposaient sur des hypothèses irréalistes. La méthode a consisté à identifier plusieurs dizaines de pays dans lesquels des innovations similaires avaient été lancées. Une base de données a pu être construite rassemblant, pour plusieurs dizaines de cas, le maximum de variables économiques telles que la taille du marché local, l’évolution de la part de marché du nouvel entrant, le niveau des prix, etc. Un modèle économétrique a été construit pour identifier les principales variables impactant le taux de pénétration du nouvel entrant et en mesurer l’ampleur. Il a ainsi pu être démontré que, toutes choses égales par ailleurs, les pratiques déloyales avaient causé un retard de développement significatif et causé un préjudice important à la start-up.

L’analyse économique fournit de nombreux outils qui sont utilement mobilisés dans l’évaluation des préjudices. Celle-ci repose en effet sur la comparaison entre la situation observée et la situation contrefactuelle décrivant ce qui aurait été observé en l’absence de la pratique litigieuse. L’enjeu principal est la reconstitution d’une situation contrefactuelle vraisemblable, ce qui exige le plus souvent la modélisation des équilibres concurrentiels des marchés concernés et l’exploitation rigoureuses des données disponibles. Par sa maîtrise des concepts de la théorie économique et des techniques économétriques, l’expert-économiste dispose d’un avantage déterminant pour emporter la conviction dans les affaires contentieuses où il est question d’estimer des préjudices.

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