Cabinet de place s’il en est, Mayer Brown et ses équipes scrutent les tendances du monde du droit des affaires afin d’anticiper les questions qui occuperont leurs clients dans les mois à venir. Devoir de vigilance, compliance transversale, legal privilege et contrôle des subventions étrangères… Les sujets phares de l’année sont passés au crible par José Caicedo, Émilie Vasseur, Jean-Maxime Blutel et Édouard Gergondet.
José Caicedo, Émilie Vasseur, Jean-Maxime Blutel et Édouard Gergondet, Mayer Brown : Si la conformité coûte cher, la non-conformité coûte plus cher encore
Décideurs. Vous venez de lancer le projet Global Compliance Initiative. De quoi s’agit-il ?
Édouard Gergondet. C’est une initiative que nous avons lancée à l’occasion de mon arrivée au sein du cabinet et que nous comptons déployer pleinement en 2024. La conformité aujourd’hui est un mot balai qui regroupe un nombre croissant de matières, plus ou moins connexes. L’objet de cette initiative est simple : une approche transversale de la compliance, à l’inverse des approches en silo trop souvent utilisées. Lorsqu’on vérifie l’intégrité d’une contrepartie en matière d’anticorruption, il peut être utile d’analyser également les potentiels sujets en matière de devoir de vigilance, de lutte contre le blanchiment ou de sanctions. Multiplier ces analyses de manière séparée peut constituer une perte de temps. Il y a toujours des différences entre les différentes obligations de conformité, mais les grands piliers et la manière de faire sont similaires : anticorruption, lutte contre le blanchiment, sanctions, concurrence, RGPD… Tous les mécanismes liés de conformité relèvent d’une même logique de prévention. L’approche de la conformité doit être rationalisée et une approche globale permet une mise en œuvre plus efficiente, plus qualitative de la conformité.
L’objectif de la Global Compliance Initiative est également clair : répondre à la multiplication des normes auxquelles les entreprises sont assujetties et gérer efficacement les risques liés. Il y a quelques années encore, le risque en matière de conformité était principalement lié aux autorités de contrôle ou de poursuite. Aujourd’hui, il prend des formes diverses, notamment réputationnelles, les consommateurs favorisant toujours davantage les entreprises "propres".
La conformité prend sa place aussi dans le contentieux judiciaire entre parties privées. La Cour de cassation a récemment affirmé que le fait de ne pas avoir mis en place un mécanisme de conformité peut constituer un acte de concurrence déloyale.
La multiplication des risques liés aux enjeux de conformité illustre bien l’adage selon lequel si la conformité coûte cher, la non-conformité coûte plus cher encore.
Sous quelles formes allez-vous déployer cette initiative ?
Jean-Maxime Blutel. Cette initiative se décline sous plusieurs formes : il s’agit de proposer à nos clients à la fois une offre complète et transversale couvrant tous les grands champs de la conformité interne, mais aussi de proposer des réponses ciblées adaptées à leurs besoins précis.
Émilie Vasseur. En interne, nos objectifs sont simples : il s’agit de fédérer les avocats disposant d’expertises différentes (droit social, droit de la concurrence, compliance et contentieux bien sûr) afin qu’ils se fassent mutuellement connaître leurs expériences sur des dossiers présentant un sujet de conformité. Nous avons mis en place des rendez-vous réguliers qui nous permettent ainsi de développer une approche holistique de la conformité pour apporter un conseil éclairé et multifacette à nos clients.
Y a-t-il une demande spécifique pour ces programmes en droit de la concurrence ?
J.-M. B. Les fortes attentes en matière de conformité interne et le niveau d’activité des autorités donnent également un nouvel élan au déploiement de programmes de conformité aux règles de concurrence. Avec la loi Sapin 2, l’effort de nombreuses entreprises françaises s’était porté sur les programmes anticorruption, mais la conformité aux règles de concurrence est redevenue centrale dans les mesures de sensibilisation et de conformité internes, avec désormais le déploiement de programmes beaucoup plus larges, structurés et ambitieux qu’il y a une dizaine d’années.
Quelles tendances avez-vous observées dans vos domaines d’activité respectifs cette année ?
É. V. La tendance en contentieux, qui s’observe cette année encore, c’est le contentieux fondé sur le devoir de vigilance et la réparation du préjudice écologique, au point que la cour d’appel de Paris a créé au sein du Pôle 5 une nouvelle chambre dédiée aux contentieux émergents, en charge des litiges sur le devoir de vigilance et la responsabilité écologique. Cette chambre sera également en charge des litiges portant sur la publication d’informations en matière de durabilité des entreprises à la suite de la transposition en droit français de la directive européenne CSRD ("Corporate Sustainability Reporting Directive"), source de responsabilité nouvelle pour les sociétés et leurs dirigeants. Enfin, nous anticipons des contentieux liés à la notation ESG des entreprises, activité qui se développe et qui est depuis peu réglementée, sans qu’existe toutefois une méthodologie permettant une parfaite comparaison des entreprises entre elles dans ce domaine, tant la notion est protéiforme et l’activité de chaque entreprise source de biais dans la lecture de la note qui lui est attribuée.
Après la censure du Conseil constitutionnel en décembre 2023, le legal privilege fait son grand retour avec le texte porté devant le Sénat par Louis Vogel. Pensez-vous que cette évolution législative, qui a du mal à voir le jour, est nécessaire ?
É. V. Je pense qu’il s’agit d’une évolution nécessaire pour permettre une meilleure prise en compte de la norme juridique dans l’entreprise, pour aligner la compétitivité des sociétés françaises sur celle des sociétés anglaises ou américaines, et pour valoriser la fonction juridique.
Quelles autres tendances avez-vous observées en 2023 dans votre secteur d’activité ?
J.-M. B. Sur le terrain transactionnel, nous constatons le développement et la multiplication des régimes de contrôle des investissements étrangers, qui investissent de nouveaux secteurs et se musclent, ainsi que bien sûr, l’arrivée au niveau européen du contrôle des subventions étrangères, qui a soulevé et continue de soulever beaucoup de nouvelles questions.
Les premiers dossiers devant la Commission européenne permettent d’apporter des premières réponses. Néanmoins, les notions posées par les textes nécessitent encore d’être précisées et l’identification des contributions étrangères au sein des grands groupes pose de nombreux défis pratiques, qui doivent être anticipés pour éviter les interférences avec le calendrier des opérations et des appels d’offres. Avec le contrôle des concentrations et celui des investissements étrangers, ce sont désormais trois ensembles de régimes qui doivent être intégrés en amont à l’analyse et à la stratégie de notification.
En matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, les autorités européennes s’adaptent également aux grandes évolutions sociétales récentes et s’intéressent donc de plus en plus à de nouveaux domaines de concurrence, notamment en matière d’exploitation de digital, de données, de transport, de normes environnementales ou encore de mobilité professionnelle.
Qu’en est-il de l’arbitrage ?
José Caicedo. Depuis 2022, plusieurs institutions ont changé leur réglementation dans le but de démocratiser le recours à l’arbitrage CCI ou d’investissement et d’accélérer la procédure arbitrale. Au-delà de ces modifications réglementaires, les institutions d’arbitrage mettent la pression aux arbitres ainsi qu’aux parties à l’arbitrage pour que les décisions soient rendues plus vite. C’est ce qu’attendent les utilisateurs de l’arbitrage, comme ceux des systèmes judiciaires étatiques.
Autre tendance lourde, la transparence. Il n’est pas rare en matière d’arbitrage d’investissement que les tribunaux invitent les ONG à participer à une procédure. Cette tendance de transparence se retrouve aussi dans la volonté des institutions arbitrales de rendre plus accessible l’information sur la jurisprudence commerciale.
En revanche, la réglementation ESG et environnementale, dont tout le monde parle, tarde à trouver une place en matière d’arbitrage international. Il existe des traités contenant des clauses en matière environnementale ou de droit du travail, mais elles sont rédigées de manière à ce qu’elles soient peu contraignantes. Résultat : elles demeurent peu efficaces. Sur un autre point, les mesures ESG peuvent faire l’objet de réclamations internationales de la part d’investisseurs étrangers. La volonté affichée de plusieurs états membres de l’Union européenne de dénoncer la charte de l’énergie doit à mon sens être lue dans cette perspective. C’est en effet le seul traité qui permet utilement d’engager la responsabilité internationale de l’Union européenne.
La réforme de la procédure civile entrée en vigueur en décembre 2023 renforce le rôle de l’amiable. Qu’en pensez-vous ?
É. V. Si l’on observe depuis plusieurs années un développement significatif des modes de règlement amiables des litiges, ce qui est plus nouveau c’est l’hybridation de ces modes de règlement des litiges avec les procédures judiciaires, phénomène encouragé par la récente réforme de la procédure qui a instauré un mécanisme de césure et une audience de règlement amiable. Sous couvert d’une résolution plus rapide des litiges, ces mesures répondent d’abord, à notre sens, à une logique économique dont le justiciable ne ressort pas nécessairement gagnant. Il faut cependant observer que la césure, inspirée de la législation en vigueur en Allemagne et aux Pays-Bas et l’audience de règlement amiable, inspirée de la procédure civile québécoise, connaissent un vif succès dans ces pays. Il serait donc sans doute raisonnable de ne pas se prononcer trop tôt sur les mérites de cette évolution procédurale qu’il nous faut, en tout état de cause, mettre en œuvre.
Avez-vous d’autres projets pour 2024 ?
É. V. Nous sommes, avec mon associé Patrick Teboul, en charge de l’activité pro bono du cabinet. À ce titre, nous avons décidé de créer cette année une association pour la défense des professeurs dans l’exercice de leur liberté d’expression et d’enseignement. Il n’est pas acceptable en effet que les professeurs se censurent dans l’exercice de leur profession par crainte des représailles qu’une parole trop libre pourrait engendrer. Nous souhaitons donc nous mobiliser pour les conseiller, les assister et les représenter dans leurs relations avec leur hiérarchie, mais aussi dans les moyens d’action qu’ils peuvent mettre en œuvre contre ceux qui tentent de porter atteinte à leur liberté d’expression. C’est un combat qui nous tient très à cœur et qui sera la priorité de nos activités pro bono cette année, et aussi longtemps qu’il sera utile de le mener.