Décideurs s’est entretenu avec Frédéric Mazzella, fondateur et président de BlaBlaCar. L’occasion pour lui de revenir sur ses débuts d’entrepreneur, son rôle de manager et les valeurs d’un groupe plébiscité par 90 millions d’utilisateurs. Une interview inspirante !

Décideurs. Quel a été votre plus grand risque professionnel ?

Frédéric Mazzella. Sans surprise, quand j’ai décidé de devenir entrepreneur. Ce jour-là j’ai pris conscience que j’allais devoir construire de mes mains le bateau sur lequel naviguer, sans pouvoir me raccrocher à une structure existante, à une bouée. On a tendance à oublier que les entreprises, start-up comme grands groupes, ne jaillissent pas ex nihilo. Elles ne naissent pas clés en main mais dans la fragilité, avec une ou deux personnes à bord. Aujourd’hui, il y a bien sûr des incubateurs, des mentors, des coachs, etc. Mais, à l’époque, rien de tout cela n’existait. Je me suis donc inscrit à l’Insead pour suivre un MBA et prendre tous les cours d’entrepreneuriat possibles et imaginables. Je ressentais le besoin de me former, d’explorer ce que renfermait l’entrepreneuriat. En somme, il me fallait apprendre à nager directement, sans bouée ni bateau.

Mais comment garder le cap quand certaines portes se referment ?

J’ai, en effet, lu de la compassion plus d’une fois dans les regards ! Du genre "C’est dommage, il était bien parti. De bonnes études, un boulot à la Nasa, et là il crée un site pour les beatniks !" Dans de tels moments de solitude, la réflexion rationnelle aide à ne pas se laisser déstabiliser. C’est comme si vous étiez confronté à une montagne et que l’ensemble de la cordée pense que seule la face nord offre un point d’accès au sommet. Le problème ? Elle est beaucoup trop raide donc impossible à escalader. Mais vous, vous avez repéré un petit chemin. Tous les jours, vous devez vous assurer qu’il est suffisamment solide. Vous répondez une par une aux multiples questions qui émergent pour vous en convaincre.

"La réflexion rationnelle aide à ne pas se laisser déstabiliser"

Et pour persuader les autres de s’engager avec vous ?

Vous ne réussirez pas à les embarquer si vous n’êtes pas vous-même convaincu de la pertinence de votre idée. Les réponses apportées à ses propres questions servent à désamorcer les interrogations de ses interlocuteurs, à lever leurs doutes et dernières réserves. Mais, seule, la raison ne suffit pas. Il faut faire preuve de beaucoup d’empathie dans sa manière de communiquer. Les gens doivent avoir envie de travailler avec vous. D’où l’importance de formuler dès le début de l’aventure un socle culturel qui agira comme un tissu de résilience pour permettre à l’équipe de surmonter les épreuves et de conserver intacte sa motivation.

Une culture qui, chez BlaBlaCar, accorde beaucoup d’importance à l’apprentissage…

Dans ce domaine, il y a deux façons d’appréhender les choses : apprendre de ses propres expériences ou de celles des autres. Il faut utiliser l’une et l’autre car sinon on avance deux fois moins vite. Share more. Learn More. Ce premier BlaBlaPrinciple traduit sans doute combien l’apprentissage a toujours constitué pour moi un moteur. Si je n’apprends plus, je me fane. Pour une équipe, un tel growth mindset est gage de connexion avec le réel, de progression par rapport aux obstacles qui peuvent se dresser en chemin. En somme, Fail. Learn. Succeed. À condition toutefois de ne pas amalgamer trop vite le fail à l’échec ou l’erreur. D’ailleurs, vous ne trouvez pas particulièrement révélateur qu’il n’existe pas de traduction française pour ce terme ? Fail renvoie à l’essai dans l’esprit pionnier, entièrement tourné vers le futur, des Américains. À l’inverse, la peur franco-française de l’échec dit beaucoup de notre rapport craintif à l’égard de tout ce qui est nouveau…  

"Les gens doivent avoir envie de travailler avec vous. D’où l’importance de formuler dès le début de l’aventure un socle culturel"

Est-ce à dire que la France et l’Europe ont définitivement perdu la bataille de l’innovation ?

Sur le numérique, je pense effectivement que nous avons perdu le premier set, mais le match n’est pas terminé. Il faut d’ores et déjà penser au deuxième set voire au troisième. La bulle des années 2000 nous a refroidis contrairement aux Américains qui se sont simplement calmés, conscients d’avoir été un peu trop gourmands. Nous pensions que ce n’était qu’une bulle, ce qui a nourrit notre scepticisme à l’égard de l’industrie numérique. Cela nous a surtout énormément ralentis et a rendu de fait la relève européenne beaucoup plus compliquée.

Sur quels leviers miser pour rattraper ce retard ?

Nous avons de grands atouts à faire valoir, des valeurs sociétales et environnementales ou même une forme de frugalité qui résonnent avec les enjeux du monde de demain. Pensez à des entreprises comme BlaBlaCar, Ynsect, Phenix ou Back Market. Toutes ont dans leur ADN la volonté d’utiliser la technologie pour optimiser notre quotidien et pas uniquement pour produire des choses nouvelles. Elles témoignent d’un esprit différent que vous ne retrouverez pas en Chine ni aux États-Unis. Pouvez-vous, par exemple, citer le nom d’un équivalent américain de BlaBlaCar ? Uber ? Non. Lyft ? Non plus. BlaBlaCar est leader dans son domaine, preuve que l’Europe n’est pas aussi à la traîne qu’on se l’imagine. Après, il faut rompre avec une certaine naïveté qui pousse le législateur à voter des mesures antitrust pour empêcher l’émergence de champions européens… En réalité, aucune autre zone géographique ne joue cette partition. Heureusement, le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) vont enfin dans le bon sens. Il ne reste plus qu’à miser sur les technologies de rupture qui viennent plutôt que de tenter de rattraper un retard dans d’autres domaines.

"Sur le numérique, nous avons perdu le premier set, mais le match n’est pas terminé"

Qu’est-ce que pour vous qu’une innovation qui a du sens ?

Une innovation porteuse d’un meilleur avenir. Le principe du futur c’est qu’on ne peut le prédire avant qu’il n’advienne. Mais, parfois, il arrive qu’on le pressente. Pour moi, la problématique centrale, c’est le changement climatique et ses conséquences sociétales, écologiques, démographiques, etc. Beaucoup estiment que deux degrés supplémentaires, finalement, ce n’est pas grand-chose. Pourtant, quand la température de notre corps passe de 36,8 à 39°C, ne ressent-on pas clairement la différence ? Pourquoi, ce ne serait pas la même chose pour la Terre, si quatre tout petits degrés suffisent à entraîner la mort de l’espèce qu’on estime la plus développée ? En 2021, nous n’avons plus le choix : nous devons consacrer toute notre énergie à cette problématique que plus personne ne peut nier.

Propos recueillis par Marianne Fougère

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