Chef économiste et membre du comité exécutif de Natixis, Patrick Artus travaille depuis de nombreuses années sur les politiques monétaires menées par les banques centrales. Contre-intuitivement, ce n’est pas le niveau d’endettement record des États qui l’inquiète le plus, mais bien les bulles que cela crée sur le prix de certains actifs.

Décideurs. Quel est votre scénario économique de sortie de crise et les conséquences sur l'emploi ?

Patrick Artus. Des doutes subsistent sur le profil de la reprise. La première incertitude repose sur la situation sanitaire, notamment aux États-Unis. La propagation du virus peut laisser craindre un second confinement général. Par ailleurs, la récession réduit la croissance potentielle future, sur le long terme. Une situation qui s’explique par la disparition de nombreuses entreprises, l’endettement plus important des acteurs économiques, les difficultés rencontrées par plusieurs secteurs d’activités et la baisse des investissements. Autrement dit, le niveau de PIB n’atteindra jamais celui que nous aurions eu sans la crise. Le scénario de reprise le plus probable prend donc la forme d’un V dont la branche de droite est moins pentue.

Nous mettrons également du temps à retrouver le plein emploi. Cette crise accélère les mutations sectorielles. Les transporteurs aériens et les constructeurs automobiles en sont les principales victimes. A contrario, l’industrie pharmaceutique, la santé, la distribution en ligne ainsi que les valeurs technologiques bénéficient de vents favorables. Il faut désormais transférer les emplois des secteurs en difficulté vers ceux en bonne santé. Cette transition n’est pas sans difficultés, et soulève le problème de la qualification des salariés.

Certains craignent que les politiques monétaires orchestrées par les banques centrales et les soutiens étatiques créent des entreprises « zombies ». Le risque est-il réel ? Les entreprises vont-elles se retrouver dans quelques mois face à un véritable mur de la dette ?

Les gouvernements y travaillent. Les prêts aux entreprises garantis par l’État ont été massivement utilisés, notamment en France. À la sortie de l’été, 150 milliards d’euros devraient avoir été versés aux entreprises via le PGE. Les récessions créent en principe une dynamique schumpétérienne où les mauvaises entreprises sont remplacées par les bonnes. Ce n’est aujourd’hui pas le cas.

Cette crise façonne des entreprises zombies. En fin d’année 2019, elles représentaient déjà 14 % des entreprises. Étonnamment les « zombies » se financent assez facilement, les banques leur octroyant des prêts pour ne pas avoir à provisionner des créances à risque. Pire, ces entreprises captent des financements destinés aux sociétés de qualité.

"Cette crise façonne des entreprises zombies"

Vous estimez que les États n'auront pas à rembourser leurs dettes. Que vont-elles alors devenir ?  

Les banques centrales versent leurs profits aux États. La dette devient ainsi gratuite. Si les banques centrales décident dans le futur de ne pas réduire la taille de leur bilan, alors les dettes sont – de fait – annulées. Les banques centrales gardant dans leur bilan les dettes jusqu’à la fin des temps. Le sujet central n’est ici pas la dette mais la création monétaire. On constate une très forte corrélation entre le prix de la monnaie et la valeur des actifs. Quand il se crée de la monnaie, des bulles se forment.

C’est ce que l’on constate pour l’immobilier, notamment sur les logements et la logistique. Les centres commerciaux et les bureaux sont, quant à eux, en difficulté. Les premiers en raison de la croissance des ventes par le biais du digital alors que les seconds font face au télétravail. On estime d’ailleurs que les besoins en bureaux baisseront de 20 % en région parisienne.

Le rôle des banques centrales a été en partie redéfini par la crise. Quel est aujourd'hui leur champ d’action ? Que doit-on attendre d'elles ? La BCE se mettra-t-elle à racheter des actions, comme l’a fait la BoJ par exemple ?

À chaque crise le champ d’action des banques centrales n’a fait que s’étendre. Au début des années 2000, leur rôle était de contrôler les taux d’intérêt à court terme. Après la crise des subprimes, elles se sont mises à administrer les taux de long terme en rachetant des dettes publiques puis des obligations d’entreprises. Si cet objectif est officiellement inscrit dans les statuts de la banque centrale japonaise, ce n’est pas le cas de la BCE. Celle-ci peut le faire, mais sans le dire.

La Banque centrale européenne a vocation à contrôler les écarts de taux entre les pays cœur de la zone euro et les pays périphériques, ce qu’elle a fait par exemple avec le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP). Concernant les rachats d’actions, le principal argument qui motiverait cette décision serait celui de l’efficacité de la transmission des politiques monétaires. Pour que celles-ci fonctionnent, il est essentiel que les marchés actions ne s’effondrent pas. La BCE y réfléchit. Progressivement les banques centrales seront de toute façon amenées à exercer un contrôle de plus en plus important sur notre économie. Et au bout du compte, elles contrôleront tout. Cela peut marquer la fin du prix d’équilibre des marchés. Les prix seront alors administrés par les banques centrales.

"Le problème des émissions de Co2 est mondial. C’est la croissance dans les pays émergents qui pose véritablement question" 

Économistes, politiques, entrepreneurs … tous parlent du monde d’après. Est-ce utopique ? Peut-on allier croissance économique et transition écologique ? La décroissance est-elle inévitable ?

Les efforts qui sont faits en Europe en faveur de l’efficacité énergétique ne suffisent pas à remplir les objectifs européens, c’est-à-dire à parvenir à zéro émission nette de Co2 en 2050. Ces émissions augmentent actuellement de 3 points de moins que le PIB. Nous devrions arriver à 5 points de moins pour réussir cette transition. Deux solutions pourraient nous permettre d’y répondre : le progrès technique – mais personne n’a encore la réponse - ou la décroissance. N’oublions pas que le problème des émissions de Co2 est mondial. C’est la croissance dans les pays émergents qui pose véritablement question. Si la Chine fait des efforts, ce n’est pas le cas de l’Inde. Il sera nécessaire d’établir un dialogue constructif avec eux, peut-être même de les aider à financer cette transition.

Quelles sont vos convictions d'investissement pour les prochaines années ? Quelles sont les classes d'actifs qui pourraient profiter de l'accroissement de la taille des bilans des banques centrales ? Le marché de l'immobilier est-il aujourd'hui surévalué ?  

Un bull market se créé, tiré par les liquidités abondantes. Le marché immobilier résidentiel et la logistique vont en profiter. De même que les marchés actions et les obligations d’entreprises.

Les banques centrales sont condamnées à maintenir des taux bas même en cas de reprise de l’inflation. Si elles lâchent, les bulles risquent d’exploser.

Estimez-vous que les pays émergents soient en danger ?

On a fabriqué une crise épouvantable sur ces marchés, essentiellement au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine. En période de forte incertitude, les investisseurs rapatrient leurs capitaux des pays émergents, ce qui placent ces derniers en récession car ils ne peuvent plus financer leur économie. Il est indispensable de contrôler les capitaux et de faire en sorte que les investisseurs s’y positionnent sur le long terme.

Propos recueillis par Aurélien Florin (@FlorinAurélien)

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