Le choc économique a mis un coup de frein au développement de la dette privée en France. Gérants et investisseurs estiment cependant que cette période difficile permettra d’offrir aux prêteurs de meilleures conditions juridiques et financières.

Très fréquemment utilisée aux États-Unis, la dette privée offre une solution de financement alternative pour les entreprises, complémentaire à la dette bancaire. En pratique, celle-ci recouvre une large diversité de financements, incluant la dette senior souscrite par des fonds de dette, les financements unitranche ainsi que la mezzanine ou encore la dette subordonnée. Une classe d’actifs qui a notamment gagné ses lettres de noblesse en Europe lors de la crise de 2008. « Les banques étaient, à l’époque, fortement impactées par des contraintes réglementaires et un fort ralentissement économique », rappelle Cécile Mayer-Lévi, présidente de la commission sur la dette privée, France Invest, « et pour les suppléer, des fonds de dette privée ont émergé et ont étendu la palette des outils de financement disponibles ».

Une classe d'actifs qui a trés vitre séduit

Dans un contexte où les taux très bas pesaient sur le rendement de plusieurs classes d’actifs dont la dette cotée, la dette privée a attiré de nombreux investisseurs. « Elle offrait ainsi un couple rendement/risque souvent plus attractif que celui des obligations à haut rendement notamment », explique Marlène Absi, directrice générale déléguée d’Even Family Office.

Des investisseurs également en quête de sens qui ont perçu le financement d’entreprises en direct comme étant plus concret qu’un investissement sur les marchés cotés. Les chiffres publiés par France Invest (Association des investisseurs pour la croissance) et Deloitte dans le cadre de la troisième édition de l’activité des fonds de dette actifs en France en 2019 témoignent de l’appétit des investisseurs.

L’année dernière, 4,2 milliards d’euros ont été levés par les fonds français, membres de France Invest, soit une progression de 18 % pa rapport à 2018. Ces véhicules ont investi 7,7 milliards d’euros dans 178 opérations. Une activité qui place donc la France comme le second marché européen sur la dette privée.

"2020 sera le premier vrai test pour les fonds de dette privée"

Une baisse de la protection des preteurs 

Mais la multiplication des levées de capitaux sur la dette privée a cependant eu des effets indésirables. La concurrence entre les fonds d’investissement aidant, les prêteurs se sont retrouvés en position de faiblesse face aux emprunteurs. Les prêteurs ont donc dû faire face à une détérioration de leur protection, avec une diminution du nombre de covenants et de leur niveau. Un phénomène qui, selon Marlene Absi, se produit souvent en haut de cycle ou après plusieurs années de bonnes performances : « Les investisseurs prennent plus de risques pour une rentabilité moindre. Cette situation n’a pas réduit notre intérêt pour la dette privée. Nous devons cependant rester vigilants et stricts concernant les critères de sélection. » La présidente de la commission sur la dette privée de France Invest précise que la crise devrait déplacer le point d’équilibre dans les négociations entre prêteurs et emprunteurs : « Même si les marges de manoeuvre des prêteurs ont été réduites, les difficultés que nous traversons sont si extrêmes et inattendues que les exigences, même moins strictes, finissent par s’appliquer. »

2020 : un coup d'arret ?

La crise du covid-19 va-t-elle stopper la montée en puissance de la dette privée en France ? Des inquiétudes légitimes pèsent sur la classe d’actifs, notamment sur la capacité des entreprises à rembourser leurs emprunts. Guillaume Leredde, assistant director chez Deloitte Debt Advisory reconnaît « qu’après une autre année record en 2019, 2020 sera le premier vrai test pour les fonds de dette privée ». Selon lui, les conséquences économiques du Covid-19 seront importantes sur les portefeuilles et la performance des fonds même si « la flexibilité de leur capital et leur réactivité seront des outils incontournables afin de supporter les entreprises en difficulté dans les dix-huit prochains mois ». Les taux de défauts des entreprises sont naturellement attendus à la hausse. Les agences de rating ont déjà abaissé la note de nombreuses dettes seniors d’entreprises. Leurs premières estimations tablent sur une augmentation du taux de défaut de 2 % à 3 % à près de 9 % à 10 %. Les levées de fonds devraient également ralentir. Pour Cécile Mayer-Lévi, « elles se feront probablement à un rythme moins soutenu et de façon moins régulière, tout en rappelant que si les levées prennent plus de temps dans un tel contexte, elles ne sont pas impossibles à réaliser ».

"Les entreprises les plus engagées sur les sujets environnementaux, sociaux et de gouvernance pourraient tirer leur épingle du jeu"

Un intérêt préservé ?

Malgré cet environnement difficile, les investisseurs ne devraient pas tous se détourner de cette classe d’actifs, tant s’en faut. C’est notamment la conviction de Marlène Absi : « Toute crise est porteuse d’opportunités. Nous devrions assister à une normalisation des niveaux de rémunération et de protection des créanciers dont les investisseurs pourront profiter. »

Des convictions naturellement partagées par la présidente de la commission sur la dette privée de France Invest : « C’est durant ces périodes que tous les mérites de cette classe d’actifs devraient rejaillir au grand jour. Les prochains investissements bénéficieront probablement de meilleures conditions économiques et juridiques. Des impacts sur les valorisations sont à anticiper, mais il n’y aura pas de ventes forcées dans les structures de fonds fermés sans levier. » Le choc économique ne sera toutefois pas sans conséquence sur les performances. Ces dernières années, les rendements délivrés ont globalement été de 6 % à 8 % sur de la dette senior et entre 10 % et 12 % pour de la dette mezzanine, nets de frais de gestion. Bien que difficile à mesurer aujourd’hui, il est fort probable que les impacts soient significatifs.

Conseils d'investissement 

Les investisseurs devront, plus que jamais, se montrer vigilants. Certains secteurs d’activité vont être durablement touchés. « Entrer aujourd’hui sur cette classe d’actifs peut être pertinent. Les investisseurs doivent cependant faire attention aux leviers proposés et privilégier les équipes d’asset managers expérimentées » précise Cécile Mayer-Lévi. La directrice générale déléguée d’Even Family Office recommande de se positionner sur « les opérations avec covenant où l’entreprise est accompagnée d’un fonds de private equity. Ces derniers étant en capacité, si cela s’avérait nécessaire, d’apporter un soutien financier aux entreprises ». Tous les investisseurs sont également unanimes : la diversification sera l’une des clés de la réussite. Mieux vaut en effet ne pas être trop exposé à un secteur ou à une industrie en particulier. Les entreprises les plus engagées sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) pourraient également tirer leur épingle du jeu : « Celles-ci se montrent plus dynamiques, mieux adaptées aux changements sociétaux qui se préparent et seront, in fine, plus performantes », prédit Cécile Mayer-Lévi.

Aurélien Florin (@FlorinAurélien)

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