Face à la volonté affichée du gouvernement d’être le plus transparent possible dans cette crise sanitaire sans précédent, le syndicat des industries pharmaceutiques (Leem), tente, lui aussi, d’expliquer ce qu’il se passe réellement sur le terrain du médicament. Pénurie ? Capacité de production ? Livraison ? Dépendance sanitaire ? Frédéric Collet, président du Leem et président de Novartis France, répond à Décideurs.

En quoi cette crise sanitaire est-elle inédite ?

Frédéric Collet. Nous sommes face à un scénario digne du film américain "Perfect storm", une tempête capable de tout emporter sur son passage. Cette situation, qui évolue chaque jour, est d’une amplitude sans précédent pour deux raisons : elle est mondiale et touche toute la population, sans aucune forme de distinction. C’est inédit. Aucun plan de prévention, qu’il soit public ou privé, n’est calibré pour y faire face. On observe, par exemple, que sur certaines aires thérapeutiques, les amplitudes de demandes peuvent être multipliées par 100 !

Dans un tel contexte, nous devons suivre un schéma en trois temps. Tout d’abord, le temps de l’action donc celui de la gestion collective et de l’optimisation des ressources disponibles (les masques, les médicaments de réanimation, etc). Le second temps sera celui de la reprise car pendant cette crise, n’oublions pas qu’il n’y a pas de répit pour les autres maladies et notamment le cancer. Le troisième temps sera celui du bilan et des enseignements.

"Aucun plan de prévention, qu’il soit public ou privé, n’est calibré pour faire face à une telle crise"

Pénurie de médicaments : quel est l'état de la situation ?

Nous la suivons tous les jours en France et au niveau mondial car les sites de fabrication des médicaments sont mondiaux et certains ont développé des savoir-faire spécifiques. L’essentiel des matières premières des médicaments utilisés chaque jour en France provient ainsi d’Inde ou de Chine. Quant aux sites de production, ils sont disséminés un peu partout dans le monde.

Les laboratoires pharmaceutiques français sont en relation quotidienne avec l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour échanger sur les évolutions de stocks et les prévisions en fonction de la demande.

En parallèle, nous travaillons avec la Direction générale de la santé (DGS) pour suivre et anticiper les risques. Nous observons des tensions très fortes là où la demande est inhabituelle, notamment au niveau des produits de réanimation, fabriqués un peu partout dans le monde. Il faut discerner fabrication et homologation car certains produits peuvent être fabriqués en France mais peuvent ne pas avoir leur autorisation de mise sur le marché (AMM) en France ou en Europe car destinés à un autre marché, et réciproquement.

"Nous observons des tensions très fortes là où la demande est inhabituelle, notamment au niveau des produits de réanimation"

Dans le cadre d’une telle crise, n’y a-t-il pas des dérogations spécifiques ?

Si absolument et c’est d’ailleurs sur quoi le Leem plaide pour revoir ces AMM et dans le cas de deux produits similaires, nous étudions la possibilité de les rendre accessibles aux systèmes de santé qui en ont besoin et en particulier en France.

Face à ces tensions très fortes sur certains médicaments, que faire ?

La première mesure est de s’assurer, sur le terrain donc à l’hôpital - comme le fait l’AP-HP - que le bon traitement est donné dans les bonnes quantités, au bon patient, pour le bon acte. Donc s’assurer du bon usage du médicament. La deuxième mesure est de faciliter l’accès à des produits qui pourraient ne pas avoir d’autorisation de mise sur le marché pour des raisons strictement règlementaires. Troisième mesure : optimiser l’allocation des ressources en fonction des besoins. Dernier point essentiel, optimiser la production sur les sites de fabrication.

Justement, en cette période de confinement et de droit de retrait : y a-t-il assez de monde dans les usines en France pour produire les médicaments ?

La France compte 271 sites de production de médicaments, qui représentent environ 44 000 collaborateurs, administratifs et personnels sur sites. Si la première population peut travailler à distance, la seconde doit être présente physiquement sur les lignes de production. Pour ce faire, il y a trois conditions : s’assurer de la disponibilité des matières premières via une vigilance accrue au niveau des douanes ; disposer du personnel suffisant sur les sites, ce qui n’est pas simple car le taux d’absentéisme est en moyenne de 15% et peut être beaucoup plus significatif sur certains sites ; enfin assurer une sécurité maximale pour les personnes via des équipements de protection complets comparables à ceux utilisés par les professionnels de santé.

"Le taux d’absentéisme sur les sites de production est en moyenne de 15% et peut être beaucoup plus significatif à certains endroits"

Chloroquine : pourquoi les autorités de santé françaises souhaitent en restreindre l’accès ?

Si ce traitement semble prometteur, aucun médicament n’est neutre et peut présenter des risques notamment cardio-vasculaires. Le ministre de la santé a la responsabilité d’une population entière, il est donc normal qu’il s’assure d’avoir tous les éléments factuels à sa disposition avant de le recommander massivement. Les décisions se basent sur des évidences, des datas, des résultats et, pour l’heure, toutes les conditions ne sont pas encore réunies.

Mais il faut aller vite, très vite, pour sauver des vies. Comment accélérer ces tests ?

Le CHU d’Angers a lancé, le 31 mars dernier, une étude d’envergure nationale sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine. Une autre étude, cette fois ci européenne, est également en cours. Les résultats devraient être connus dans quelques semaines. En parallèle, des laboratoires ont annoncé qu’ils avaient accéléré leur cadence de production pour ces médicaments.

Ces laboratoires ont-ils reconverti des lignes de production comme l’ont fait Air Liquide, PSA, Tesla ou encore Valéo, pour produire des respirateurs ?

Dans le domaine du médicament, il faut six mois pour reconvertir une ligne de production car l’ensemble des normes de qualité doit être validé, et elles sont très nombreuses dans le domaine de la santé. Les chaines de productions sont dédiées à la fabrication de médicaments spécifiques et on ne peut y fabriquer indifféremment n’importe quel autre médicament. Il est donc impossible de transformer une ligne de production d’un médicament pour un autre, du jour au lendemain.

"Dans le domaine du médicament, il faut six mois pour reconvertir une ligne de production"

Cette demande croissante de chloroquine ne risque-t-elle de pénaliser la production des autres médicaments ?

Si cela peut créer des tensions, cela ne constitue pas un risque pour la production des autres médicaments et notamment pour les traitements vitaux tels que les anti-cancéreux. Les autorités de santé sont extrêmement vigilantes sur le sujet.

Comment est assurée la supply chain du médicament en France en cette période de crise sanitaire ?

Cela passe tout d’abord par la constitution de stocks de médicaments d’intérêt thérapeutique majeure (MITM) qui font l’objet d’un traitement particulier. La situation actuelle étant inédite, tout dépendra, bien sûr, de la durée de cette crise sanitaire.

Cela passe également par une priorisation des produits de santé lors des passages en douanes pour en assurer la disponibilité, dans un contexte très compliqué de fermetures des frontières. Un sujet hautement stratégique géré actuellement au niveau international.

Dépendance sanitaire : comment en est-on arrivé là ? Doit-on envisager de relocaliser certaines chaînes de production en France ?

La dépendance sanitaire est tout aussi dangereuse que la dépendance énergétique. Une fois cette crise passée, il faudra se poser les bonnes questions. 80% de la production française est concentrée sur des médicaments chimiques. Seuls 3% des anticorps monoclonaux, produits par des biotechs, sont produits en France.

En 2019, sur les 61 AMM européennes délivrées, seules cinq ont été produites en France, ce qui nous place au 6ème rang européen, à égalité avec l’Espagne et la Hongrie. Nous étions en première position au début des années 2000. 

"Seuls 3% des anticorps monoclonaux, produits par des biotechs, sont produits en France"

Nous avons perdu en compétitivité pour des raisons à la fois économique, de savoir-faire et d’environnement normatif et réglementaire extrêmement lourds. Une fois cette crise passée, nous devrons nous poser la question de la réindustrialisation pour retrouver notre souveraineté en matière de santé.

Anne-Sophie David

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