Rêvés, décriés, romancés, les casinos n’ont jamais cessé de nourrir l’inconscient collectif du monde occidental. Aujourd’hui, en France, la réalité est bien plus froide, et l’industrie casinotière est autant régulée qu’elle s’est grandement professionnalisée. Après avoir connu une période faste à partir des années 1990, puis un fort repli d’activité à la fin des années 2000, le marché a trouvé son rythme de croisière. Explications avec Fabrice Paire, président du directoire de Partouche, historique du métier qui a tout connu : gloire, procédure de sauvegarde, puis renaissance.

Décideurs. Quel état des lieux faites-vous de l’industrie casinotière ? Où sont les casinos en France aujourd’hui ?

Fabrice Paire. Le Groupe Partouche a été créé il y a 47 ans avec l’acquisition du premier casino, en 1973, à Saint-Amand-les-Eaux, près de Valenciennes dans le Nord de la France. C’est encore aujourd’hui l’un des casinos les plus fréquentés du pays. Historiquement, les villes éligibles à l’ouverture d’une maison de jeux d’argent devaient être climatiques, balnéaires ou thermales. Les installations casinotières étaient donc limitées à des sites parfois isolés, où l’offre d’activités et de loisirs était moins forte qu’ailleurs, et à condition d’obtenir aussi une autorisation de jeux du ministère de l’Intérieur.

Heureusement pour l’industrie, à la fin des années 80, le maire de Bordeaux, Jacques Chaban-Delmas, constatant que sa ville n’était pas éligible à l’accueil d’un casino, inspira une nouvelle loi disposant que la ville principale d’une agglomération de plus de 500 000 habitants pouvait prétendre à l’installation d’un casino. Grâce à lui, des villes comme Bordeaux, Lille ou Lyon en bénéficient aujourd’hui. Concernant Paris, c’est une toute autre histoire : une loi centenaire interdit tout casino à moins de cent kilomètres autour de la capitale. Bien sûr, le casino d’Enghien-les-Bains est l’exception, et quelle exception ! Son activité était initialement circonscrite à quelques jeux, mais il s’est émancipé au fil des années pour devenir le premier casino de France. Mais retenons que Paris reste malheureusement l’une des seules capitales européennes dépourvue d’installations casinotières.

Paris reste malheureusement l’une des seules capitales européennes dépourvue d’installations casinotières

Aujourd’hui, le paysage français se compose de 202 casinos, majoritairement exploités par les leaders du marché que sont Barrière et Partouche. Barrière, notre principal concurrent, a une empreinte bien plus hôtelière que la nôtre. Derrière ce duo, on retrouve le groupe JOA, puis un quatrième acteur avec Tranchant. Les 20 premiers casinos du pays, en fonction du produit des jeux, sont quasiment tous opérés par les deux leaders à quelques particularismes près, tels que le casino d’Évian, propriété de Danone.

Décideurs. À quelle date le groupe Partouche commence-t-il à se développer sur l’ensemble du territoire national ?

En 1995, l’entreprise a déjà bien grandi, tant par la création de casinos que par le rachat de structures existantes. En fait, le développement est tel qu’Isidore Partouche, le fondateur du groupe, décide de rendre l’industrie casinotière totalement transparente – encore aujourd’hui, l’univers des jeux d’argent souffre de préjugés négatifs. C’est dans ce but, plus que pour des considérations purement financières, que Partouche s’introduit en Bourse. Le message est ainsi diffusé au marché : l’activité d’opérateur de casinos est à la fois structurée, légitime et transparente. D’ailleurs, mon ancienne carrière d’expert-comptable et de commissaire aux comptes pour divers secteurs, me fait dire que les casinos sont la plus sûre des activités. Ce sont les missions pour lesquelles je « dormais » le mieux.

Sept ans plus tard, en 2002, Partouche accélère encore avec l’OPA réussie sur l’Européenne de casinos, un groupe d’une vingtaine de casinos bâti à coups de build-ups successifs. Cela ne s’est pas fait sans croiser le fer avec Accor, en redoublant d’agilité pour éviter quelques « coups bas » – Accor n’était pas encore fusionné à Barrière à l’époque. Par exemple, lorsque votre banque vous appelle quelques jours avant la finalisation de l’OPA pour vous dire qu’elle ne financera pas le deal alors que tout était parfaitement calé, vous vous posez alors quelques questions… Plus de peur que de mal puisque Credit Suisse First Boston, dirigé par Jean-Marc Forneri, pris assez vite la décision de financer notre opération. À ce moment-là, nous devenons numéro un des casinos en France.

En 2008, un événement exogène va venir mettre à mal le secteur : l’interdiction du tabac au sein des établissements 

Plus tard, alors que la consolidation du secteur suit son cours à notre initiative et celle de Barrière, notre groupe accroît son endettement en 2005 à l’occasion du rachat de cinq casinos de Didot-Bottin, regroupés au sein de Groupe de Divonne. Partouche est alors en bonne santé financière avec environ 130 millions d’euros d’Ebitda, et peut rembourser le service de la dette. Cependant, en 2008, un événement exogène va venir mettre à mal le secteur : l’interdiction du tabac au sein des établissements. L’interruption de jeu provoquée par la sortie du client qui va fumer, qui peut parfois quitter définitivement le casino, a un impact négatif d’environ 25 % sur l’activité.

Décideurs. C’est donc cet événement pivot qui va conduire Partouche vers la procédure de sauvegarde ?

Exactement. Voyant les difficultés se matérialiser et la probable difficulté de rembourser certaines échéances de paiement de la dette, nous anticipons en frappant à la porte de notre banquier agent, Natexis. C’est alors que nous découvrons un monde que l’on ne connaissait pas : ce ne sont plus nos banquiers habituels, le ton change, et même le nom « affaires spéciales » a de quoi inquiéter ! Les discussions sont difficiles. Nous allons alors pêcher par manque d’expérience, et par un mauvais choix d’experts du restructuring.

Décideurs. Quels sont les conseils qui vous ont fait défaut ?

De manière classique, la société s’est entourée d’avocats et de conseils financiers. Néanmoins, le bilan tiré à l’époque n’était pas le plus judicieux. La décision avait alors été prise d’ouvrir une procédure de mandat ad hoc, procédure amiable donc. Nous avons manqué de clairvoyance.

Décideurs. Comment avez-vous pu toucher le fond alors que vous aviez anticipé et discuté de vos difficultés relativement tôt ?

La procédure de mandat ad hoc a effectivement débouché sur un accord multilatéral nous accordant certes plus de temps, mais avec des conditions très insatisfaisantes : d’une part, les fees payés ont été importants, et d’autre part, de nouvelles contraintes, covenants, ont resserré l’étau. En réalité, vous signez l’accord car vous n’avez pas vraiment d’autre choix, l’alternative étant l’enlisement.

Ce ne sont plus nos banquiers habituels, le ton change, et même le nom « affaires spéciales » a de quoi inquiéter ! 

Rapidement, nous réalisons que cet accord ne tient pas la route, et conforté par l’équipe avisé de Daniel Cohen (Zalis), et avec le regard assuré de Cédric Colaert (EY à l’époque) sur nos chiffres, nous nous présentons au Ciri. Cela se passe mieux, et il convient d’ailleurs de saluer l’intelligence et l’engagement de cette structure au service de la sortie de crise des entreprises. Ainsi, le fonds de Walter Butler entre au capital en 2011, ce qui montre que Partouche a un avenir.

Parallèlement, nous faisons notre auto-critique et entamons la transformation de notre métier de casinotier en replaçant le client au centre du jeu – traditionnellement, les établissements ouvraient à 10 heures, et les clients (fidèles) défilaient sans que l’on ait besoin de faire beaucoup plus que d’afficher des quatre par trois à l’entrée de la commune. Aujourd’hui, le département marketing est le plus important du groupe. Ce plan de transformation s’est aussi traduit par un engagement en matière de formation du management. Particularité du métier, il n’y a pas de formation particulière pour y accéder, donc nos directeurs de casinos ont souvent vécu la filière des métiers des jeux en montant en compétence. Sur le plan opérationnel, enfin, nous avons commencé à fermer ou vendre les casinos déficitaires, de même que des actifs hôteliers non core business.

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Le casino d'Aix-en-Provence, le Pasino GRAND, a été repensé pour répondre aux attentes d'une clientèle plus jeune.

Cela dit, ces avancées ne suffisaient pas. Entre-temps, une partie de notre pool bancaire, composé de banques qui avaient été très secouées par la crise financière, vend ses titres de créances sur le marché, la Lloyds et HSBC notamment, et nous nous retrouvons avec Oaktree détenteur d’un tiers de la dette de Partouche, mais aussi un tiers de la dette de notre maison-mère Financière Partouche. Tout cela du jour au lendemain. En 2013, le marché est toujours atone, et il apparaît clairement qu’un de nos covenants ne sera pas respecté. Oaktree en est informé dès que possible, mais le fonds joue la sourde oreille et nous explique qu’il n’y a pas d’inquiétude à avoir, que les problèmes éventuels seront traités plus tard.  

Bien conseillés, notamment par Me Caroline Texier, nous ne croyons pas au chant de cette sirène et décidons de monter les marches du tribunal de commerce pour ouvrir une procédure de sauvegarde.

Décideurs. Décision autant nécessaire que difficile ?

Oui, ce fut très compliqué de franchir le pas de la procédure collective. Néanmoins, mis devant le fait accompli du refus de négociation d’Oaktree, et compte tenu de sa réputation, il fallait protéger le groupe en urgence. Personne n’est dupe, et nous savons que des discussions avaient eu lieu entre Oaktree et l’un de nos concurrents, certainement pour évaluer la pertinence d’un partenariat en cas de transformation de la dette en capital au profit du premier. Mon intuition : Oaktree avait fait le pari que nous n’irions pas jusqu’à la procédure judiciaire, pour des raisons d’image, notamment à l’égard de la famille Partouche. Toutefois, notre activité B2C est un avantage car les clients n’ont cure d’une ouverture de procédure à notre encontre du moment qu’ils récupèrent leurs gains.   

Vous signez l’accord de mandat ad hoc car vous n’avez pas vraiment le choix, l’alternative étant l’enlisement 

Dans nos tourments, nous avons la chance de voir Frédéric Abitbol nommé administrateur judiciaire. Dès le premier rendez-vous, il me fait part que notre cas est « simple et évident ». Si simple qu’en l’espace de six mois, un protocole est signé avec tous les créanciers, et quelques mois après le tribunal l’homologue. J’élude ici les différents épisodes de négociation menés avec brio par l’administrateur judiciaire, où le théâtre a parfois toute sa place – entre les cris, les allers-retours des uns et des autres, le mutisme ou même la fuite de banquiers, tout y passe.  

Décideurs. Vous sortez finalement la tête de l’eau ?

En effet, tout est carré à la sortie de procédure. Notre horizon va jusqu’en 2022, avec des échéances annuelles en décembre. Il n’y a plus de covenant mais seulement l’obligation de procéder à une réunion d’information à la clôture de nos comptes. Encore mieux, avant la sauvegarde, en 2013, nous avions de la peine à vendre certains actifs ; dès l’ouverture de la procédure, tout se décante. Les repreneurs ne discutent plus et rachètent tel hôtel, ou tel casino.

En 2015, le vent tourne en notre faveur et le marché repart de l’avant. Les banques, et notamment les françaises, sont toujours là pour financer nos projets. C’était sans compter sans un énième rebondissement : la Financière Partouche, elle-même objet d’une procédure de sauvegarde, rencontre alors un problème avec Oaktree. S’en suit une longue négociation, assez malvenu car notre groupe souhaitait se refinancer, et profiter du retour en grâce de l’industrie. Notre actionnaire majoritaire, Financière Partouche, finira malgré tout par trouver un accord avec Oaktree.

Décideurs.  Vous refinancez-vous alors comme souhaité ?

Si seulement ! Alors que le refinancement (bancaire et Euro PP) est prévu pour mars 2018, le ciel nous tombe encore sur la tête : le contrôle nocturne de l’un de nos casinos, soupçonnant des malversations aux tables de poker, étrangement filmé par des caméras de télévision dès son commencement, nous fait perdre 65 millions d’euros en Bourse en 48 heures (sur 300 millions de capitalisation). Nous nous portons partie civile, et quinze mois plus tard, un non-lieu est prononcé. Fait extrêmement rare, le juge d’instruction oblige l’AFP à faire paraître un communiqué sur sa décision en y précisant les motifs. Ce n’est finalement qu’en octobre 2019 que nous menons à bien ce refinancement, sursouscrit et à de meilleurs taux, et que nous sortons simultanément du plan de sauvegarde avec trois ans d’avance. Pour conclure, je dirais que nous sommes extrêmement fiers d’avoir remboursé nos engagements et sans aucune décote. En dépit de nombreux vents contraires, nous avons tenu bon ; avec la confiance de la famille Partouche, je suis toujours mû par le même plaisir et enthousiasme à diriger ce groupe, et ses 4200 collaborateurs, qui est reparti vers la croissance et dont la rentabilité devrait encore s’améliorer cette année.

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Propos recueillis par Firmin Sylla

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