Livres du mois : la sélection de Décideurs
L'Europe à l'heure inca
Si les Incas avaient découvert l’Europe, que se serait-il passé ? Réponse dans le nouveau roman de Laurent Binet qui s’essaie avec succès à l’uchronie. Débarqué en Espagne avec quelques centaines de bannis, Atahualpa (qui, dans la vraie Histoire, fut étranglé par les conquistadors) trouve un continent sous la domination de Charles Quint et d’autres monarques absolus. En s’alliant avec tous les laissés-pour-compte, notamment les protestants, les juifs et les paysans allemands, l’Inca devient rapidement le souverain le plus puissant d’Europe et fonde une nouvelle dynastie qui chamboule l’organisation sociale, technique et politique en vigueur. Tout va pour le mieux jusqu’à l’arrivée des Mayas, plus féroces, qui ravagent la France et l’Angleterre. À mi-chemin entre la fable, la saga et le roman, Civilizations se lit d’une traite. Le lecteur appréciera de croiser des personnalités telles que Luther, François Ier ou encore Montaigne qui auront un parcours sans lien avec celui qu’on leur connaît. Un voyage au pays du « Dieu cloué », des « lamas blancs » et du « breuvage noir » à ne pas manquer.
Civilizations, de Laurent Binet, Grasset, 22 euros, 384 pages
Souriez, vous êtes fichés
Traumatisés par le 11-septembre, les États-Unis sont prêts à utiliser leur puissance technologique pour empêcher le terrorisme de les frapper à nouveau. Quitte à espionner massivement la population ou à tuer des milliers de civils via des attaques par drones mal ciblées. Pourtant, peu de voix s’émeuvent d’une situation qui pourrait mener à une dictature par la data. Le sujet est technique et les données divulguées par les lanceurs d’alerte tels que Julian Assange ou Edward Snowden sont peu comprises du grand public. Pour vulgariser la situation, le journaliste d’investigation Pratap Chatterjee s’est associé au dessinateur Khalil afin de donner naissance à ce roman graphique présentant une situation qui fait froid dans le dos. La densité des informations et le dessin, différent des standards européens, font de cet ouvrage un Ovni au message limpide : Big Brother is watching you.
Verax, de Pratap Chatterjee et Khalil, Les Arènes BD, 22,90 euros, 246 pages
Lolita dévoilée
Nabokov en a fait l’adolescente la plus célèbre de la littérature et, pourtant, on ne connaissait de Lolita que le portrait qu’en livrait Humbert Humbert. Une injustice aujourd’hui réparée avec la sortie d’un témoignage inédit, celui de Lolita elle-même, à qui Christophe Tison donne la parole dans un journal intime qui raconte ces années durant lesquelles l’objectif unique de la jeune fille consistera à « rester en vie. » Le road-trip avec « Hum » sur les routes d’une Amérique de motels et de bars à milk-shakes, les soirées de débauche organisées par Clare Quilty, les rêves de fuite, de vengeance et de normalité, « de repas à heures fixes et de sécurité », tout y est. Bouleversant.
Journal de L. (1947-1952), de Christophe Tison, éditions Goutte d’Or, 19,50 euros, 280 pages
L'écologie vue du ciel
La démarche pourrait rappeler celle de Yann-Arthus Bertrand avec La Terre vue du ciel. Pilote d’avion à ses heures perdues, le journaliste et militant écologique Alex MacLean photographie une géographie alarmiste des États-Unis lors de ses vols aériens. La beauté des sites, le long de la côte Est, offre le constat de lieux remodelés, malmenés et pollués par la main de l’homme. La recherche d’urbanisme à tous crins ou l’exploitation des ressources naturelles contrarient l’harmonie fragile de notre monde dans une esthétique inquiétante. Impact détourne le beau livre pour éveiller les consciences écologiques.
Impact, Alex MacLean, éditions La Découverte, 336 pages, 55 euros
L'insoutenable légèreté de l'être
Alexandre a 21 ans. Ses parents sont des personnalités en vue du monde intellectuel et médiatique ; lui-même est beau, brillant, issu des meilleures écoles… Son univers dans lequel rien n’a été laissé au hasard va pourtant voler en éclats le jour où il est accusé de viol et, en quelques instants, menacé du pire : « La prison, le déshonneur […] la disqualification sociale »... Dans ce nouveau roman d’une puissance évocatrice étonnante, Karine Tuil décrit comme personne ces moments où les équilibres basculent. Où la pulsion sexuelle et, avec elle, « la tentation du saccage » l’emportent sur les ambitions et les calculs. Un récit aussi fascinant que dérangeant.
Les choses humaines, de Karine Tuil, éditions Gallimard, 21 euros, 342 pages