Jean-Marc Borello n’est pas homme à se conformer aux règles et à se cantonner aux cadres. Plutôt du genre à forcer les portes et à bousculer les codes. Heureusement. Groupe SOS, l’entreprise d’intérêt général qu’il a créée il y a trente-cinq ans sur un modèle auquel personne ne croyait, fait aujourd’hui figure de référence dans l’univers de l’économie solidaire. Rencontre avec un idéaliste à tendance tête brûlée. Fonceur, frondeur et inspiré.

L’entreprise qu’il a fondée fête cette année ses trente-cinq ans. Elle a passé la barre des 17 000 salariés, est implantée dans quarante pays, couvre huit secteurs d’activité allant de la santé à la culture en passant par la solidarité et l’insertion professionnelle et, l’an dernier, a vu son chiffre d’affaires frôler le milliard d’euros. Dans le langage commun, on appelle ça une réussite. Dans celui de Jean-Marc Borello, fondateur et président de Groupe SOS, de la « chance ». Un choix sémantique qui en dit long sur l’homme, son parcours ­atypique et les valeurs qui l’animent. Celles qui transparaissent lorsque, ce matin-là, dans ses locaux ­parisiens de la rue Amelot, on l’écoute évoquer ses années d’adolescent dur à cuire : le père militaire épris d’autorité et fervent admirateur du « Général », le bac obtenu à l’arraché avec mention passable, les unes de Charlie Hebdo ­punaisées aux murs de la chambre, les sensibilités anarchistes à tendance révolutionnaires… De quoi composer un parfait profil d’électron libre et de forte tête. De « teigneux », tranche l’intéressé avant de se reconnaître un autre trait de caractère : une prédisposition, précoce et ­marquée, à l’empathie.

Le goût des autres

Un sens de la solidarité qui, dès sa sortie du lycée, le pousse à présenter le concours d’éducateur avant de le propulser, quelques mois plus tard, responsable d’adolescents délinquants pour certains plus âgés que lui. Jean-Marc Borello a ­dix-neuf ans et sa carrière dans l’économie solidaire vient de ­commencer, portée, sans doute, par le besoin de solder quelques comptes d’ordre privé – « Quand on décide d’aider les autres à cet âge-là c’est généralement qu’on a besoin de s’aider soi-même », concède-t-il… – mais aussi et surtout par un goût des autres qui ne va plus le quitter. Tout comme une aversion viscérale aux règles ­établies et aux cadres imposés. Celle qui ­l’emmènera à commencer son service militaire par un mois de prison pour insulte à gradé et à le poursuivre cantonné à une guérite pour velléité syndicale avant de le conduire, quelques années plus tard, à passer outre les pronostics d’un échec annoncé – « ça ne marchera jamais… » – qui, au fil des ans, accueilleront l’annonce de ses projets entrepreneuriaux. Le ­premier voit le jour lorsqu’il rejoint la Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie laquelle, à l’époque, dépend du premier ministre, Laurent Fabius. « Bien entendu, j’avais une absence totale de connaissance du monde politique et de son fonctionnement et j’étais persuadé qu’on allait changer le monde, se souvient-il. Mais j’étais un type de terrain, je travaillais beaucoup… ça marchait ». Au point de l’amener à passer dix ans dans cet univers d’abord en tant que chef de cabinet de Gilbert Trigano, alors délégué du premier ministre, puis sous les ordres de Gaston Defferre lequel l’enverra en mission à Marseille où il créera des centres d’accueil pour toxicomanes et des programmes de prise en charge tout en gérant, en parallèle, l’association SOS Toxicomanie qu’il a fondée.

Écosystème solidaire

Lorsqu’en 1988 la droite passe au pouvoir, Jean-Marc Borello, fidèle à son refus du compromis et à son absence de calcul politique – « D’abord, je démissionne, ensuite je réfléchis… », résume-t-il – quitte la fonction publique. Destination : le monde de la fête et des nuits parisiennes aux côtés de Régine qui, rencontrée dans les allées des ministères, va le propulser à la direction du Pavillon Ledoyen et de ses boîtes de nuit. Le grand écart est radical. Il va s’avérer étonnamment stratégique.

"En 2018, on dégageait 10 millions de résultat net"

« Au fur et à mesure, j’apprends à diriger une entreprise, raconte-t-il. Je découvre le rôle des RH, ­l’importance des résultats, les emprunts aux banques… ». Et lorsque, dix ans plus tard en 1997, il met un terme à l’aventure pour se consacrer entièrement à son ­association, c’est avec des méthodes de gestion éprouvées. Résultat, l’organisation de 300 salariés va doubler de taille tous les quatre ans et étendre son périmètre d’action bien au-delà de celui de la toxicomanie en s’attelant, année après année, à l’ensemble des besoins des plus fragiles. « Dès le départ, nous nous sommes occupés de ceux dont ­personne ne voulait : les toxicomanes qui, pour la plupart, étaient séropositifs, explique-t-il. C’est en constatant que tous étaient confrontés aux mêmes difficultés d’accès aux soins, mais aussi au logement et à l’emploi que nous avons décidé d’étendre notre activité pour créer un ­écosystème ». Une réponse adaptée, complète et ­extrêmement structurée puisque, bien avant l’heure, Jean-Marc Borello a l’idée de recruter au sortir des grandes écoles, élevant ainsi son niveau d’expertise grâce à l’arrivée de jeunes diplômés de l’Essec, de Sciences Po et même de Harvard.

Modus operandi

Une innovation managériale qui, ajoutée à son penchant pour le rachat d’entreprises solidaires en difficulté, va rapidement valoir à Groupe SOS une réputation de « spécialiste des cas désespérés et des sauvetages d’organisations à vocation sociale ». De quoi lui permettre d’élargir à la fois sa cible et son offre. Des personnes en situation de grande exclusion – SDF, ­chômeurs, sans-papiers… – ­l’activité s’étend progressivement aux travailleurs pauvres, aux mères célibataires, aux retraités… se diversifiant jusqu’à ­couvrir ­l’ensemble des besoins de ces populations, de la garde d’enfants à la formation en passant par les unités de soins palliatifs ou encore l’accès à la culture et au ­numérique. Si les domaines ­d’intervention évoluent, le modus operandi, lui, ne varie pas. « Chaque fois, nous partons d’un besoin spécifique – exemple : l’impératif de pouvoir faire garder ses enfants lorsqu’on est une mère célibataire sans emploi – et nous l’étendons », explique Jean-Marc Borello, avant d’évoquer les cinquante crèches et les quatre-vingt-dix maisons de retraite ­parisiennes aujourd’hui détenues par le groupe. « L’idée, poursuit-il, est de ­ramener les gens en situation de précarité vers des services de droit commun en procédant toujours de manière inclusive. » Comment ? En créant des espaces aptes à ­accueillir une population suffisamment mixte pour permettre le recours à une offre tarifaire flexible, basée sur les revenus de chacun.

Bon sens et bonne étoile

De quoi, à l’arrivée, déboucher sur un modèle économique inédit, en parfaite adéquation avec le modèle social dont il découle et qui, rappelle son fondateur, consiste à « accueillir à des gens précarisés sans se limiter à eux ». Une formule à laquelle ­personne ne croyait et qui, ­pourtant, démontre son efficacité depuis plus de trente ans. « Par accident, cela a donné un modèle économique pérenne », s’amuse Jean-Marc Borello qui estime avoir réussi « sans compétence, sans stratégie et sans vision, avec juste du bon sens et une bonne étoile ». Et aussi grâce à une forme d’immunité aux risques. « Ne pas connaître les règles m’a permis d’avancer à l’instinct, déclare-t-il, sans rien m’interdire. » De bousculer les codes, et de forcer les portes jusqu’à passer du statut de trublion de l’économie à celui de figure de l’entreprenariat social. « On était un village gaulois, et aujourd’hui on est une alternative qui fait référence », résume-t-il.

"On était un village gaulois, et aujourd'hui, on est une alternative qui fait référence"

La preuve que performance économique et lutte contre l’exclusion sont réconciliables et que certains idéaux peuvent s’avérer d’authentiques moteurs de croissance ; à condition d’avoir su établir ses priorités. Jean-Marc Borello, lui, n’a aucun doute sur les siennes. « En 2018, on dégageait dix ­millions de résultat net, c’est insuffisant mais on s’en fout, lance-t-il. Ce qui compte c’est que ça nous permette de continuer à innover dans de ­nouvelles activités ». Comme celle qui, depuis peu, permet au groupe de s’attaquer à une ­nouvelle population d’indésirables : les ex-détenus radicalisés. Preuve que, en dépit des succès, l’ambition ­première n’a pas changé.

Caroline Castets

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