De plus en plus innovants, les géants numériques chinois s’affirment comme des concurrents sérieux face à leurs homologues américains et européens. Mais à la différence des Gafam leurs stratégies se confondent souvent avec celle de l'État chinois, au point de susciter la méfiance à l'étranger.

Les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) mènent enfin leur Zǒuchūqū Zhànlüè ! Cette politique d’internationalisation des entreprises lancée par le gouvernement chinois à la fin des années 1990 a joué un rôle majeur pour aider les industriels à s’insérer dans la mondialisation. Les géants du numérique, qui ont pris le temps de se développer à l’ombre de l’État chinois, partent à la conquête de la planète.

L’Asie puis le monde

La première étape de leur stratégie a consisté à s’emparer de leurs concurrents régionaux. En quelques années, ils ont pris le contrôle de plusieurs leaders numériques asiatiques, aidés en cela par les diasporas chinoises implantées dans ces pays. C’est le cas de Go-Jek, la licorne indonésienne spécialiste des scooters à partager rachetée par Tencent, ou de la start-up singapourienne d’e-commerce Lazada, désormais propriété d’Alibaba. Les BATX se sont même emparés d’actifs stratégiques dans ces pays, à l’instar des 10 % de la poste singapourienne acquis par Alibaba en 2014. « Les BATX ont profité de la frilosité des investisseurs asiatiques pour le numérique, et de la passivité des Gafam, pour mettre ces pays en coupe réglée », explique Martin Pasquier, directeur général du consultant en services numériques basé à Singapour Innovation is everywhere. Quelques exceptions demeurent, à l’instar d’Amazon, bien implanté en Inde, ou de Google, qui a installé un centre de R&D à Singapour. « C’était un peu tard », note Martin Pasquier.

"Les BATX ont profité de la passivité des Gafam pour mettre le pays en coupe réglée"

Les BATX ont également investi dans la production de contenus. Ainsi Tencent, très présent dans les jeux vidéo en Chine, a misé dans ce secteur en Thaïlande, à Singapour et même en Finlande, avec le rachat de Supercell, l’éditeur du jeu Clash of Clans. Xiaomi, le constructeur de smartphones, a appliqué une stratégie similaire en Inde, en rachetant une société de diffusion de contenus audio et vidéo. Plus récemment, les géants chinois de la tech ont mené une offensive remarquée sur le marché américain. Alibaba a investi dans plusieurs films hollywoodiens, dont le dernier épisode de la saga Mission : Impossible-Rogue Nation, tandis que Tencent devrait financer le prochain film de James Cameron, le réalisateur de Titanic. Les stratégies de ces acteurs sont claires, s’imposer sur tous les marchés du numérique de manière verticale afin de commercialiser autant les supports que les contenus diffusés. Les BATX visent également l’excellence technologique, avec pour horizon de s’emparer du leadership mondial.

Jeu de go

La victoire du programme d’intelligence artificielle AlphaGo, développé par Google, contre le champion du monde coréen Lee Sedol en 2016, a créé un électrochoc en Chine. La prise de conscience du potentiel de l’IA a amené le gouvernement chinois à en faire une priorité nationale. L’année suivante, Pékin publie son « Plan de développement de la prochaine génération d’intelligence artificielle ». Étalé sur trois ans, il doit permettre à la Chine de devenir le leader technologique mondial en 2025, en particulier grâce à la construction d’un parc technologique dédié à l’IA. Les géants du numérique sont naturellement aux avant-postes. Jack Ma, le dirigeant d’Alibaba, annonce dans la foulée un investissement de 13 milliards de dollars dans l’IA. Baidu, quant à lui, a inauguré un institut du deep learning dès 2013 et Tencent travaille sur le secteur dans son centre de la Silicon Valley.

"La Chine va gagner la bataille de l'IA"

Cette stratégie a rapidement produit des résultats. Aujourd’hui, les avancées de la Chine sur l’IA talonnent, si ce n’est dépassent, celles des géants américains. À titre d’exemple, la reconnaissance d’images de Baidu atteint 95,4 % de précision, contre 95,2 % pour celle de Google. Les BATX poussent même leur avantage en investissant dans le hardware pour l’intelligence artificielle. En 2017, Alibaba entre au capital de la start-up chinoise Cambricon, qui développe des puces spécialement conçues pour les applications IA, et qui se pose en rivale de l’américaine Nvidia. En 2018, l’entreprise de Jack Ma investit dans le hongkongais SenseTime, spécialiste de la reconnaissance faciale valorisé plus de 3 milliards de dollars.

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La Chine réussit également à faire émerger quelques-unes des pépites les plus en vue du secteur. C’est le cas de iFlytek, une start-up basée à Hefei, devenue un des leaders mondiaux de la reconnaissance vocale. Elle se targue d’être capable d’isoler et retranscrire une voix parmi vingt autres lors d’une conversation. Le succès est tel que la Chine devient un partenaire essentiel pour les pépites occidentales. Dans la médecine connectée par exemple, des pépites anglaises font désormais appel à Tencent pour intégrer de l’IA à leurs dispositifs médicaux. Et les Gafam multiplient les investissements en Chine. Depuis 2017, Microsoft et Amazon ont annoncé ouvrir des centres de recherche en IA à Shanghai.

Chine : données illimitées

Dans la compétition mondiale autour de l’IA, les géants chinois bénéficient d’un atout majeur, l’accès quasi illimité aux données des utilisateurs. Grâce au modèle économique construit autour des écosystèmes des géants (lire l’article sur Tencent), ces acteurs ont accès à toutes les données de leurs clients et peuvent les croiser. « Tencent a par exemple développé WeBank (première banque privée en ligne en Chine) et n’hésite pas à croiser les données bancaires avec celles de son application WeChat, où apparaît le profil des utilisateurs », explique Martin Pasquier. Or la donnée est le carburant indispensable de l’IA. « Il ne fait pas de doute que la Chine va gagner la bataille de l’IA », précise le consultant d’Innovation is everywhere.

Des PDG encartés

Fin novembre 2018, le monde de la tech tombe des nues. Le Parti communiste chinois révèle que Jack Ma est officiellement un de ses membres. Accueilli comme une rock star dans tous les pays occidentaux, le dirigeant d’Alibaba incarnait jusque-là le visage de la Chine moderne et technophile. Cette nouvelle, qui jette une lumière crue sur les liens entre l’État chinois et les géants numériques, ravive le soupçon que derrière chaque investissement chinois se cachent des intérêts plus politiques.

Les BATX doivent en effet beaucoup au pouvoir politique. C’est grâce aux investissements publics dans les infrastructures numériques lancés dès les années 1990 que ces géants ont pu prendre leur essor. Au début des années 2000, l’informatique devient une des priorités des Plans quinquennaux. Et l’État n’hésite pas à évincer les acteurs occidentaux du marché chinois, à l’image de Google, Yahoo ou encore Facebook, pour protéger ses ouailles. Mais ces acteurs jouissent encore d’une relative indépendance politique. Le ton change radicalement lorsque l’informatique devient un enjeu de compétitivité internationale.

Dès son arrivée à la tête de l’État chinois en 2012, Xi Jinping délaisse la stratégie du profil bas sur la scène internationale et assume les ambitions mondiales de son pays. Son objectif, le hisser au rang de première puissance mondiale. Pour y arriver, la Chine a besoin du leadership technologique. Pékin lance ainsi Made in China 2025, un vaste plan de montée en gamme de son industrie. Les robots, les réseaux mobiles ou encore les technologies de big data deviennent alors des priorités stratégiques. À partir de 2016 et le choc AlphaGo, l’intelligence artificielle s’impose pour Pékin comme le mètre étalon de sa puissance internationale.=

Arme fatale

La compétition mondiale qui s’est accélérée ces dernières années autour de l’IA s’explique par le rôle central que cette technologie va tenir dans nombre de secteurs d’avenir. C’est le cas de la voiture autonome. Le moteur de recherche Baidu s’est d’ailleurs associé aux constructeurs chinois JAC, BAIC et Chery pour lancer ses propres modèles cette année. Plus stratégique encore, l’IA sera une arme militaire déterminante sur les champs de bataille de demain. Le South China Morning Post, qui appartient depuis 2015 à Alibaba, a récemment dévoilé que les technologies d’intelligence artificielle avaient été intégrées dans les sous-marins nucléaires chinois. « Sur les technologies duales, comme l’IA, il y a des contrats entre les laboratoires des entreprises et l’armée. Les Chinois ne dissocient pas les deux », explique Julien Nocetti de l’Ifri.

Il reste que ces allers-retours risquent de freiner l’essor des acteurs chinois, en rendant plus méfiants leurs partenaires scientifiques ou commerciaux occidentaux. Les affaires ZTE et Huawei sont récemment venues le rappeler.

Florent Detroy (@florentdetroy)

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