Les avancées digitales que connaît l’Afrique lui permettent de sauter les étapes de son développement et d’être en passe de devancer les autres continents dans ce domaine. Rencontre avec Jean-Michel Huet, co-auteur du livre Le Digital en Afrique.

DÉCIDEURS. Quelles sont les particularités de l’innovation africaine dans le digital ?

L’innovation a pour but de compenser avec des moyens limités les faiblesses du continent. Le digital en Afrique repose sur une logique de frugalité : proposer des services innovants, à forte valeur ajoutée et à coût moindre. Il s’agit d’un processus d’innovation inversée : les usages africains du digital sont très spécifiques et n’existent pas encore dans les pays développés. Le paiement par téléphonie mobile est l’exemple le plus marquant dans un continent où le taux de bancarisation est extrêmement faible. Les applications digitales fleurissent également dans les secteurs traditionnels (agriculture, santé, éducation, etc.) et apportent des solutions innovantes à des problématiques locales historiques.

Comment expliquez-vous que l’Afrique soit l’un des seuls continents à avoir effectué de tels sauts numériques ?

Il y avait, à l’origine, une réelle nécessité de pallier l’un des points faibles du continent : l’extrême faiblesse des réseaux de transport. Il existe 400 000 villages en Afrique : 70 % ont une couverture en télécommunications tandis que moins d’un tiers a une route bitumée. Le digital, par le transfert des données de l’information, permet de répondre aux problématiques locales. Par exemple, dans le secteur de la santé, envoyer une photo par téléphone permet aux médecins d’effectuer un diagnostic à distance et ainsi d’éviter aux patients de se déplacer sur de longues distances. C’est aussi un continent où, contrairement aux idées reçues, il y a une vraie culture scientifique et une jeunesse innovante.

Quel est le rôle du secteur public dans l’accompagnement du développement digital en Afrique ?

En introduisant le digital dans le secteur public, gouvernements et bailleurs de fonds veulent s’assurer que l’Afrique, ayant raté la seconde révolution industrielle, ne rate pas la troisième. Accélérer et utiliser le digital comme catalyseur du développement témoigne d’une vraie volonté politique. Des projets e-gouvernement, e-santé, e-éducation, smart cities se multiplient notamment au Rwanda, en Côte d’Ivoire et au Maroc. L’investissement public dans le digital est double. Il s’agit d’une part de développer la cyberadministration pour améliorer les services rendus aux usagers. Certains pays africains disposent aujourd’hui de fiches d’état civil entièrement numérisées et biométriques, ce dont ne disposent pas les États européens ; d’autre part, il faut financer des incubateurs c’est-à-dire des start-up africaines dans le digital.

Que pourraient apporter les communautés régionales économiques telles que la Cedeao, la Comesa, etc. ?

Elles pourraient assurer une bonne coordination entre les cinquante-quatre pays dans les domaines du financement, de la formation et de l’accès et de la bonne connectivité à Internet. Il existe de fortes inégalités entre les pays côtiers, qui ont une très forte connectivité grâce aux câbles sous-marins, comme Djibouti, et les pays sans littoral. Les communautés économiques régionales doivent favoriser une coopération intelligente entre États afin de mutualiser les ressources et permettre des économies d’échelle.

A quoi ressemblera selon vous l’« Afrique digitale » dans dix ans ?

Le digital servira à accompagner l’un des grands mouvements que va connaître l’Afrique : une plus forte urbanisation qui sera certes une chance mais aussi une menace sur le plan de la gestion des personnes. Avec deux milliards d’Africains en 2045, les États doivent se servir du digital pour améliorer leur gouvernance, l’éducation et la santé ainsi que pour créer des entreprises et des emplois. Dès lors, l’Afrique digitale sera un succès à condition que la jeunesse africaine soit formée, spécialement aux métiers scientifiques (informatiques, télécommunications, mathématiques, médecine, etc.). Le digital ne concerne pas seulement des startup qui créent des applications mobiles mais il couvre surtout les secteurs traditionnels. À ce titre, il peut rendre l’agriculture plus productive, secteur dans lequel travaille 60 % de la population africaine.

 

Lynda EL MEZOUED

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