Professeur affilié en leadership et en transformation digitale au sein de HEC Paris, Gérald Karsenti, président-directeur général de Hewlett Packard Enterprise pour la France, est un visionnaire. Loin de se cantonner à son rôle de dirigeant, il transmet, analyse, échange, « think out of the box », partage ses convictions sur un blog qu’il tient assidûment et est devenu depuis peu « influencer » sur LinkedIn.

Décideurs. Hewlett Packard Enterprise (HPE) France a ouvert un centre de formation en 2011 à destination de ses collaborateurs et de ses partenaires. Pourquoi avez-vous fait ce choix d’ouvrir vos programmes hors de l’entreprise ?

 

Gérald Karsenti. Quand j’ai pris la présidence de HP France en 2011, devenue HPE en novembre 2015, l’un de mes grands chantiers était de relancer l’université interne. J’ai depuis toujours la conviction profonde que la compétence est un facteur différenciant entre les entreprises. La formation de façon générale est l’un des moteurs des grands chantiers de transformation à venir, particulièrement dans ce monde de "disruptions" et de changements incessants. Nous allons devoir réinventer la façon d’enseigner et d’apprendre.

 

Chez HPE, nous avons une entité consacrée à la formation. Elle est en charge de concevoir et de proposer à nos clients et à nos partenaires des formations autour de nos technologies et de nos solutions. À côté, nous avons créé l’Université HPE qui était dédiée au départ à la formation interne. Très vite, nous nous sommes posés la question d’en faire bénéficier les salariés de nos partenaires. Les intervenants – des salariés de HPE, des professeurs d’université, d’école, des consultants ou encore des journalistes – abordent des sujets aussi bien comportementaux – comme le développement personnel ou la prise de parole en public – que techniques. Notre démarche a plu et aujourd’hui nous dispensons environ 5 000 jours/homme de formation, soit l’équivalent d’une petite école de management. Et je suis persuadé que nous pouvons aller encore plus loin.

 

Décideurs. Croyez-vous à la formation « tout digital » ?

 

G. K. Tout est possible ! À Harvard, il y a des sessions que l’on suit derrière un écran, le professeur apparaît en vidéo, le cours est téléchargeable en amont, des fenêtres permettent de poser des questions en direct et de dialoguer avec les autres étudiants. L’outil est puissant. Cela dit, je ne pense pas que le présentiel disparaisse totalement. Certaines formations conservent une connotation très humaine : mieux communiquer, travailler en équipe, parler en public… C’est dans la nature même des hommes de se retrouver entre eux pour avancer sur des projets collectifs. En revanche, pour d’autres matières comme la comptabilité, je ne vois pas tellement l’intérêt du présentiel. Dans le cadre de la formation universitaire, quand il y aura plus de webcast et de Mooc, j’ai la conviction que les jeunes manqueront moins de cours parce qu’ils se connecteront à distance. L’enseignement va indiscutablement être bouleversé grâce aux technologies, mais ça ne sera pas du tout ou rien. Je crois que les générations à venir – Z et au-delà – qui seront de véritables générations de digital natives auront besoin d’un autre mode de dialogue, d’échange et de collaboration avec les professeurs. C’est là qu’il va falloir réinventer la façon d’enseigner et cela ne consistera pas uniquement à donner une tablette aux enseignants. La transformation à opérer est plus profonde, culturelle. 

 

Décideurs. Comment imaginez-vous la formation de demain ?

 

G. K. Des artistes diffusent aujourd’hui leur concert en live sur Internet. Ils se connectent ainsi avec des milliers de personnes, beaucoup plus que s’ils étaient dans une salle de concert. Alors, les cours à distance ne vont-ils pas eux aussi permettre de toucher plus de monde ? Je pense que le digital va permettre de s’affranchir du présentiel de façon significative, mais encore une fois pas totalement. Cela va amener plus de flexibilité. C’est un peu ce que Netflix a apporté au monde du divertissement. Aucune raison de ne pas donner plus de souplesse aux étudiants pour qu’ils étudient au moment de leur choix. Peu à peu, et grâce au numérique, les cours vont plutôt servir à approfondir les théories et modèles étudiés. Les étudiants auront eu par exemple le loisir de lire le support de cours et pourront alors poser des questions au professeur pendant son intervention en webcast. C’est déjà en place et cela marche bien. Aucun intérêt pour un enseignant de lire un support de cours. Les jeunes aujourd’hui vont très vite. Cette génération capte l’essentiel, très vite. Ce qui les intéresse, c’est de pouvoir approfondir un point ou deux, tous les points qui les interrogent en réalité.

 

Décideurs. Comment le digital s’intègre-t-il à la formation managériale chez HPE ?

 

G. K. Nous commençons à faire appel au serious game. Cette méthode – ludique mais très sérieuse – permet de se préparer au management moderne et répond à une demande. Par exemple, nous l’utilisons pour la formation des futurs managers. Certaines personnes veulent accéder à ce statut pour le titre, mais c’est en réalité un job très complexe, qui nécessite de bien maîtriser les fondamentaux de la relation humaine. Le manager doit être à l’écoute des salariés. Grâce au serious game, on va projeter le candidat manager dans son futur rôle et lui permettre de répondre par le jeu aux questions suivantes : comment se comporter lors d’une prise de fonction ?, Quelles sont les actions clés à entreprendre ?, etc. Par ce biais, on peut aider le futur manager à mieux appréhender les challenges qui l’attendent … comme le font finalement les jeunes qui découvrent un jeu en ligne.

 

Décideurs. Vous êtes professeur en leadership et en transformation digitale. Comment avez-vous vu évoluer les méthodes d’apprentissage ?

G. K. Comme je le disais, les jeunes parlent une nouvelle langue : le digital. Plus qu’une langue, c’est une culture, un nouveau monde qui implique de nouvelles façons de collaborer et d’acquérir des compétences. Pour la nouvelle génération, imaginez le choc quand elle se retrouve face à des enseignants qui sont perdus avec les outils numériques. Et en fait ce n’est pas tant l’outil que l’approche.

« Réinventer la façon d’enseigner ne consistera pas uniquement à donner une tablette aux enseignants »

Quand on a grandi dans un monde digitalisé, on pense différemment. Ils approchent les problèmes avec une vision totalement différente. Nous avons grandi dans un univers cartésien. Nous avons été éduqués pour analyser des problématiques, les décomposer en sous-problèmes et trouver la bonne solution. Mais aujourd’hui, tout bouge plus vite, tout est plus complexe, il n’y a pas une solution mais des solutions et l’angle d’approche peut varier suivant l’objectif que vous visez. On doit intégrer différentes formes d’intelligence et accepter que le monde ne soit plus aussi carré qu’autrefois, que l’imprévisible fasse partie de l’équation. Les méthodes d’enseignement doivent prendre en compte tout cela. L’enseignement ne peut plus dire « je sais et je vous transmets ce que je sais », mais « je sais un certain nombre de choses, vous aussi, et nous allons dialoguer pour mieux cerner le problème posé ». L’économie est en train de devenir collaborative, l’enseignement va suivre le même chemin. En entrant dans un amphi ou en se connectant à distance, les étudiants en savent déjà long, car ils ont été sur Internet et ont partagé de nombreux documents entre eux. Ils attendent autre chose des intervenants et enseignants : la transmission d’expériences.

 

Propos recueillis par Julie Atlan

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