Le mathématicien Cédric Villani, médaille Fields en 2010, troque le temps d’un entretien les chiffres de l’équation pour les mots du leadership. Sensible à cette notion, il n’hésite pas à retourner toutes les inconnues de la question.
Décideurs. Les grands succès remportés par les scientifiques sont-ils le fruit d’un leadership individuel et/ou collectif ?

Cédric Villani.
Ce sont les deux. En sciences, les grands succès sont à la fois très collectifs et très individuels. Et la contribution des individus reste importante.
La conjecture de Poincaré qui a agité le monde des mathématiques jusqu’en 2002 est le symbole de cet accomplissement individuel. Sans Grigori Perelman, tout cela serait resté à l’état de conjecture. Voici bien un cas de leadership individuel qui s’impose à la collectivité.


Décideurs. L? où le leadership individuel requiert des qualités de visionnaire et de décisionnaire, quelles sont les qualités indispensables pour susciter un leadership collectif ?

C. V.
Visionnaire et décisionnaire sont deux qualités bien distinctes du leadership individuel. Le plus important pour nous reste la qualité de visionnaire. Le mathématicien Alan Mathison Turing était par exemple incapable de diriger une équipe, mais il parvenait à imprimer une direction d’ensemble.
Si le visionnaire est suivi par tous, pour sa vision justement, le décisionnaire est, lui, écouté pour sa directive. Les deux peuvent être réunis. Le leadership collectif requiert d’autres qualités : du lien partagé, une culture commune, sans oublier la confiance et la faculté de faire confiance. Procédures et réflexes doivent également être suivis dans cette culture commune de gestion des projets.


Décideurs. Il y a un paradoxe entre l’empowerment nécessaire à un leadership collectif et le principe d’égalité entre les membres des équipes sollicitées. Si tout le monde est chef, alors il n’y a plus de chef ?

C. V.
On peut très bien être égal et se répartir les rôles sans chef. Il suffit pour cela de s’en remettre au sort pour commander, comme durant la démocratie athénienne. Le chef doit-il nécessairement gravir tous les échelons ? C’est une question de légitimité, mais aussi de confiance qui lui est accordée. Y a-t-il une inégalité entre le statut du chef et celui des autres ? Certains privilégient un système de chefs partagés. C’est la question du vote ou de la tyrannie comme système de décision. Condorcet a théorisé les moyens du choix. Sa conclusion ? Seule la tyrannie évite le paradoxe.


Décideurs. Le leadership collectif naît-il d’une adhésion spontanée à un projet commun ou bien en est-il la conséquence ?

C. V.
Cela va en réalité dans les deux sens : le leadership met en place le projet commun. Le groupe doit faire confiance pour adhérer. Et le leadership aide à prendre la décision et à y adhérer. Demeure la question de savoir si le groupe va se convaincre du projet. Mettre en place un projet et le faire partager, c’est aussi cela le leadership. Plus on partage une vision, plus le leadership s’affirme. Durant la Seconde Guerre mondiale, on a assisté à la direction des plus grandes communautés par le plus petit nombre de leaders : Roosevelt, Hitler, Churchill. Ils ont dû mettre en place la confiance et le leadership. Enfin, il me semble que le leadership vient avant la rédaction du projet. On commence par apporter la confiance, ensuite le projet se déroule.


Décideurs. Le leadership collectif est-il désormais une des conditions pour garantir la pérennité du succès ?

C. V.
Il faut admettre que cela aide, car un jour ou l’autre, le leader finit par se retirer. On voit encore bon nombre de réussites individuelles. Apple, par exemple, qui assure dans sa mythologie qu’«?un homme suffit pour faire la révolution?». A contrario, IBM ne s’est pas reconstruit sur un leadership individuel, mais sur une communauté et sur un leadership collectif. Au niveau politique, on critique à la fois le manque de leadership individuel – comme on l’a fait à l’endroit du président de la Commission européenne Manuel Barroso – ou le manque de leadership collectif – comme on le reproche au PS ou à l’UMP. Il faut un juste équilibre entre les deux, mais le leadership individuel a encore de beaux jours devant lui.


Propos recueillis par Julien Beauhaire

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