Autour de Serge Krancenblum, group executive chairman d’IQ-EQ, un panel d’experts s’est réuni pour réfléchir sur la future transmission massive de patrimoine à une nouvelle génération.

On compte actuellement dans le monde un peu plus de 2,6 millions de personnes possédant une fortune nette supérieure à 5 millions de dollars. Ces privilégiés seront bien évidemment amenés à transmettre leur patrimoine, et ce transfert aura lieu plus vite qu’on ne l’imagine. On estime que 15 000 milliards de dollars d’actifs dans le monde passeront d’une génération à l’autre au cours de la décennie à venir, un montant supérieur au produit intérieur brut de la Chine.

Liste des participants

Serge Krancenblum, group executive chairman, IQ-EQ

Mathieu Villaume, directeur, responsable de la clientèle privée,  IQ-EQ Luxembourg

- Stéphane de Lassus, associé, Charles Russell Speechlys LLP Paris

Josée Sulzer, directeur des affaires financières et des participations, Groupe Dassault.  Fondatrice, Club F

Pierre-Emmanuel Weil, président,  Weil Investissements

Pierre-Yves Moulière, président,  Compagnie du Saleve

Serge Krancenblum. L’immobilier restera-il un investissement de choix pour cette nouvelle génération ?

Pierre-Emmanuel Weil. Les motivations qui poussent les familles à investir dans l’immobilier ont longtemps reposé sur leur rapport émotionnel concret à la pierre et la volonté de se prémunir contre l’inflation. Or ces moteurs s’estompent. Les nouvelles générations sont moins sensibles à ces éléments. L’immobilier a cependant encore de beaux jours devant lui mais sous des formats différents. Dans un contexte de taux bas, cette classe d’actifs est notamment tout indiquée pour optimiser l’utilisation du levier du crédit. À travers l’investissement en immobilier, il sera par ailleurs possible de redessiner les espaces de travail et de mettre en œuvre une approche plus écologique. Des problématiques qui épousent parfaitement les aspirations des nouvelles générations.

« Les fonds de private equity sont et resteront des acteurs  incontournables de l’investissement » Josée Sulzer

Le private equity et le venture capital sont les secteurs qui attirent le plus la nouvelle génération – moins pour des raisons de risque et de rendement que par enthousiasme. Celle-ci entrera-telle en concurrence avec les fonds de private equity ou investira-t-elle à leurs côtés ?

Josée Sulzer. L’esprit du private equity est de favoriser l’arrivée de new money dans une entreprise et ainsi accompagner ou accélérer son développement. Dès lors que la pérennité de la structure est assurée, un entrepreneur qui a réussi peut être amené à transmettre son actif professionnel aux générations à venir ou à le monétiser, partiellement ou totalement. De cette cession naîtra une poche de diversification qui donnera la possibilité aux nouvelles générations de s’exprimer par des investissements. Le rôle du family officer est alors d’être aux côtés de la famille pour l’accompagner dans son allocation d’actifs et choisir – dans le cadre du private equity – les entreprises les plus prometteuses. Une démarche qui passe par des échanges nourris avec des fonds d’investissement. Ceux-ci disposent d’équipes professionnelles et sont capables de détecter les entreprises à fort potentiel et de les accompagner dans leur croissance ou les aider dans les périodes difficiles. Aux côtés de ces professionnels aguerris, les familles peuvent ainsi être amenées à se positionner en co-investisseurs lorsqu’elles disposent de la surface financière suffisante. Pour toutes ces raisons, les fonds de private equity sont et resteront des acteurs incontournables de l’investissement.

« La transmission se prépare tous les jours, dans chacune des décisions prises » Pierre-Yves Moulière

Si la nouvelle génération se passionne pour l’ESG et l’investissement d’impact, elle semble moins motivée par la philanthropie traditionnelle. En quoi cette transmission de patrimoine à une nouvelle génération va-t-elle révolutionner le secteur de l’impact investing et la philanthropie ?

Pierre-Yves Moulière. Aux États-Unis, l’action philanthropique répond à une approche codifiée, très institutionnelle  En Europe, elle touche davantage aux valeurs de la famille. Les grandes fortunes qui s’investissent sur ces questions veulent avant tout transmettre des valeurs – au sens noble du terme – à leurs enfants et petits-enfants. Il est vrai qu’il existe des enjeux sur lesquels les générations futures sont beaucoup plus impliquées, même si elles ne savent pas toujours l’appréhender. C’est notamment le cas de l’impact investing. Un thème d’investissement qui peut être aujourd’hui considéré comme modeste mais dont l’impact sur les autres classes d’actifs est déjà très puissant.

La technologie est devenue le facteur par excellence qui favorise la mondialisation des fortunes. Quelles sont les nouvelles technologies sur lesquelles s’appuie la nouvelle génération pour gérer son patrimoine ? Comment gérez-vous cette problématique ?

Mathieu Villaume. La grande difficulté lorsque l’on identifie les datas dont nous avons besoin est de les organiser. Le danger étant que l’on considère l’environnement technologique et les informations transmises comme paroles  d’évangile alors qu’un grand travail reste à fournir pour les mettre en perspective. Prenons l’exemple des reportings d’un portefeuille de sociétés cotées et celui de fonds de fonds : les données seront très différentes et l’investisseur n’aura pas accès à la même granularité d’information. Cette collecte de données doit donc s’accompagner d’une réflexion sur les éléments et les risques à identifier. Créer un outil d’aide à la prise de décision efficace est donc hautement stratégique.

 « Le confinement a donné du temps pour réfléchir aux sujets de transmission qui ne sont pas toujours prioritaires dans le quotidien de chacun » Stéphane de Lassus

Comment institutionnaliser l’organisation et la détention d’investissements alternatifs ?

S. De L. Il y a une professionnalisation de l’investissement chez la plupart des grandes familles et des entrepreneurs. Ils utilisent les mêmes outils d’ingénierie que les professionnels de la finance. Leurs choix répondent à quatre objectifs : faciliter la gestion des actifs, améliorer leur protection, favoriser leur transmission future et en dernier lieu optimiser sur le plan juridique et fiscal leur détention. Aujourd’hui, il est cependant difficile pour les grandes fortunes de détenir l’ensemble de leurs actifs au sein d’une seule et même structure, en raison des nombreuses typologies d’actifs à leur disposition et du caractère international des patrimoines.

Au Luxembourg, l’utilisation de véhicules institutionnels dans le cadre de structuration pour de grandes familles présentant un élément de rattachement à la France se renforce-t-elle ?

M. V. Absolument, nous observons une vraie tendance dans l’utilisation de structures régulées. Il faut dire qu’elles permettent de pleinement se focaliser sur les sous-jacents et la création de valeur. Détenir des holdings ou des véhicules plus légers pose finalement plus de problèmes et, dans un monde de plus en plus régulé, dans lequel l’optimisation se fait sur l’administration et la gouvernance, les véhicules régulés offrent un cadre parfait pour construire sa stratégie. Ils permettent aussi de donner davantage de contrôle à toutes les parties prenantes.

« Les enfants doivent être associés  extrêmement tôt aux prises de décisions familiales » Pierre-Emmanuel Weil

Quels sont les facteurs clés permettant de réussir sa transmission de patrimoine d’une génération à la suivante ?

J. S. Selon moi, le maître mot est l’entente familiale !

P.-Y. M. Je crois que l’attention du quotidien est également centrale. Il faut bien garder en tête que personne n’est éternel et que la transmission se prépare tous les jours, dans chacune des décisions prises.

P.-E. W. L’éducation joue aussi un rôle primordial. Les enfants doivent être associés extrêmement tôt aux prises de décision familiales.

S. DE L. En complément de ce qui vient d’être dit, je rajouterais le dialogue et le timing. Il faut trouver le bon moment pour discuter de ses options avec ses enfants (ou le repreneur) et veiller à développer chez eux cette fibre de gestion patrimoniale.

M. V. La préparation et l’adaptabilité sont les maîtres mots. Il faut pouvoir préparer un cadre qui soit conçu comme un outil pour perpétuer ce qui a été construit par les générations passées.

« Nous constatons une accélération des investissements alternatifs chez les grandes fortunes » Serge Krancenblum

Quel a été l’impact du Covid-19 sur l’organisation des familles fortunées ?

P.-E. W. Pour ce qui est des investissements, il n’y a pas de règle générale, chaque cas est différent. On trouve dans les portefeuilles des sociétés qui ont bénéficié des circonstances particulières comme celles du secteur de la tech, mais également d’autres qui peuvent avoir beaucoup souffert. C’est dans ces circonstances que les family offices doivent se montrer à la hauteur de leur flexibilité pour se comporter comme des investisseurs de long terme soutenant les entreprises dans les périodes les plus compliquées. C’est ce que nous avons fait auprès de plusieurs groupes.

J. S. Effectivement, nous avons eu un vrai rôle de soutien des entreprises les plus durement touchées. Il ne faut pas se focaliser sur une valorisation à l’instant T. Nous sommes des investisseurs longs. L’important est d’avoir pris les bonnes décisions pour les semestres, voire les années à venir.

S. DE L. En matière d’organisation de la succession, la Covid-19 a pu susciter une peur chez certains clients qui ont voulu rédiger leur testament, se sentant tout d’un coup un peu plus mortels. Le confinement a aussi donné du temps pour réfléchir aux sujets de transmission qui ne sont pas toujours prioritaires dans le quotidien de chacun. Ainsi, certaines stratégies de transmission ont pu être débattues et même commencées à être mises en œuvre.

« Il faut pouvoir préparer un cadre qui soit conçu comme un outil pour perpétuer ce qui a été construit par les générations passées » Mathieu Villaume

Comment se répartissent coté et non coté dans l’allocation d’actifs des grandes familles ?

M.  V. Nous sommes très impliqués dans les actifs alternatifs (private equity et immobilier), ce que reflète la composition des portefeuilles de nos clients qui, en moyenne, sont composés de 80 % d’actifs alternatifs et de 20 % d’actifs liquides.

S DE L. Le boom du non coté est indéniable. D’ailleurs, même la fiscalité française est plutôt favorable à ce type d’actif par rapport à celle pratiquée sur des valeurs mobilières plus classiques. Ce petit bonus fiscal explique en partie l’intérêt porté par les personnes fortunées pour le private equity.

J. S. Il faut bien garder en tête que l’équilibre entre coté et non coté dans l’allocation est important car la liquidité est un critère à ne pas sous-estimer pour la gestion de patrimoine. Les marchés cotés constituent également un moyen d’investir à l’étranger au travers d’entreprises européennes, chinoises ou américaines, dès lors que l’on dispose des compétences nécessaires.

Serge Krancenblum. Les résultats du baromètre de Campden Wealth sur les single family offices internationaux montrent que leurs allocations comptent 45 % d’actifs liquides financiers et plus de 50 % d’actifs alternatifs dont 14 % de private equity (investis pour moitié au travers de fonds et pour moitié en direct) et 14 % d’immobilier principalement investi en direct. Le solde étant composé d’autres types d’actifs alternatifs comme les hedge funds. La tendance de fond que nous constatons est l’accélération de l’alternatif chez les grandes fortunes.

« La banque privée traditionnelle peine à suivre la cadence imposée par la réglementation et la complexification des patrimoines » Pierre-Emmanuel Weil

Quels défis les véhicules réglementés ou les holdings posent-ils en matière de gouvernance familiale ?

S DE L. Un véhicule réglementé doit toujours être managé. Pour limiter les risques, nous passons souvent par la création d’une structure corporate qui jouera le rôle d’écran juridique et dans laquelle la gouvernance sera définie. On peut d’ailleurs reprendre la même organisation que celle présente dans une famille ou une holding. Pour ce qui concerne les familles utilisant une holding, la grande majorité d’entre elles disposent d’outils d’aide à la gouvernance avec des conseils de surveillance, des comités de stratégie et des forums familiaux.

Quel est le rôle des banques privées sur le marché du conseil français, alors même que les family offices ont émergé ?

P.-E. W. La banque privée traditionnelle peine à suivre la cadence imposée par la réglementation et la complexification des patrimoines ; sa perception chez le client se détériore. Pour conserver une place importante, ils doivent se concentrer sur la conception de solutions innovantes en profitant de leurs atouts (recherche économique, connaissance des marchés…). Ils travaillent désormais (volontiers) de concert avec les family offices qui assument la responsabilité de l’ingénierie patrimoniale globale. De notre côté, nous construisons des partenariats solides avec les banques privées pour créer de la valeur ajoutée grâce à une très bonne connaissance du client et ainsi faciliter l’accès à du crédit ou à des typologies d’actifs complexes pour lesquels la banque a encore un vrai savoir-faire. 

Propos recueillis par Sybille Vié et Aurélien Florin (@FlorinAurélien)

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