Avec la crise, les règles qui régissent la politique de concurrence évoluent pour s’adapter à une situation économique inédite. Parallèlement, l’Europe émet l’idée de se doter d’une politique industrielle. Pour Olivier d’Ormesson, avocat et enseignant, ces évolutions vont dans le bon sens et mériteraient, pour certaines, d’être pérennisées.

Décideurs. En janvier, vous publiiez avec la Fondation Robert Schuman un rapport intitulé "Politique de concurrence et politique industrielle : pour une réforme du droit européen". Quels étaient alors vos constats ?

Olivier d’Ormesson. Dans ce rapport, nous constations que l’Union européenne ne marchait que sur une jambe. Elle est dotée d’une politique de concurrence sans politique industrielle capable de la compléter. On ne peut pas le reprocher à Bruxelles puisque ce sont les textes qui lui confèrent d’un côté un pouvoir très puissant en concurrence et de l’autre ne lui octroient qu’un pouvoir de coordination des politiques industrielles nationales. Pourtant, il y a un besoin de politique industrielle au niveau de l’Union. Bruxelles en mène donc une indirectement à travers sa politique d’aides d’État : elle valide de nombreuses aides dans le secteur de l’énergie, par exemple. Entre 2008 et 2011, c’est la direction de la concurrence qui a joué le rôle de régulateur bancaire en autorisant les milliards distribués aux établissements financiers et en demandant aux groupes bancaires de se restructurer.

Comment l’Europe se situe-t-elle par rapport à ses concurrents ?

Elle a une politique très stricte de contrôle des aides d’État qui n’existe pas chez nos concurrents américains ou chinois. On se souvient des États-Unis injectant 50 milliards de dollars dans General Motors (GM) lors de la crise des subprimes. De son côté, Huawei aurait bénéficié de 75 milliards de dollars d’aides de la part des autorités chinoises. Peut-on continuer à être aussi stricts alors que les autres pays peuvent subventionner leurs entreprises ?

"Doit-on continuer à être aussi stricts alors que les autres pays peuvent subventionner les entreprises ?"

Avec la crise, les lignes semblent bouger…

Le 17 juin, la Commission européenne a adopté un livre blanc sur les subventions étrangères, qui propose un certain nombre de mesures ambitieuses pour lutter contre la concurrence déloyale des entreprises non européennes. À voir ce qui sera retenu mais les propositions vont très loin. Même si elles ne sont pas citées, ce sont essentiellement les sociétés chinoises qui sont visées, puisqu’aux États-Unis il n’y a pas de tradition de subvention étatique. Par ses propositions, l’UE se donne les moyens de réagir et de mettre fin au déséquilibre entre des règles européennes strictes et l’absence de contrôles des aides sur les autres continents. Des poids lourds au sein de la Commission, comme Margrethe Vestager, Franz Timmermans ou Thierry Breton, changent de mentalité et défendent une souveraineté européenne.

La Commission assouplit également les aides d’État. Est-ce une nouveauté ?

Actuellement, les règles européennes sur les aides d’État explosent en vol. La Commission le fait habilement : au lieu de reconnaître que les règles ne s’appliquent plus, elle les modifie en utilisant une disposition du Traité sur les perturbations graves à l’économie*. Avant, il fallait environ un an pour obtenir la validation d’une aide. Aujourd’hui, c’est 48 heures.

Les aides d’État sont encadrées afin d’éviter les distorsions de concurrence au sein de l’UE. Ne risque-t-on pas de creuser le fossé entre les pays capables d’en accorder en masse et les autres ?

Fin mai, l’Allemagne avait octroyé plus de 50 % des aides d’État distribuées en Europe au titre de la crise Covid. Quand on interdit ce type de soutien en France, nous nous montrons très critiques mais quand on voit les risques de distorsion de concurrence de la part d’autres pays, on comprend bien le bénéfice du contrôle. S’il y a un relâchement complet de ces contrôles actuellement, c’est que la maison brûle. Mais que les pays riches subventionnent autant leurs entreprises risque certainement de créer des problèmes.

"S’il y a un relâchement complet de ces contrôles actuellement, c’est que la maison brûle"

Quel serait alors le bon équilibre entre les aides aux entreprises et le contrôle de ces aides ?

C’est une question de proportionnalité et d’équilibre entre le caractère positif de l’aide et son caractère nocif. Pour le moment, la Commission européenne accepte presque tout et elle a raison. Est-ce qu’en temps normal notre système de contrôle strict est meilleur que celui de nos voisins ? Si la Chine et les États-Unis ont aussi des marchés intérieurs, les aides sont données par un gouvernement central, alors qu’en Europe ce sont les pays membres qui les distribuent. Les deux situations ne sont pas comparables. Au sein de l’UE, il est nécessaire d’intervenir afin d’éviter les distorsions de concurrence. D’ailleurs, la jurisprudence estime que si l’aide est octroyée par Bruxelles, il ne s’agit pas d’aides d’État**.

Le plan de soutien de 750 milliards d’euros annoncé par Bruxelles est-il la politique industrielle appelée de vos vœux ?

S’il était adopté, ce grand plan serait une révolution. Les sommes en jeu sont énormes et il s’agit typiquement d’un instrument de politique industrielle au niveau européen Ce plan serait toutefois uniquement adopté pour compenser les conséquences du Covid. Dans notre rapport de la Fondation Schuman, nous prônons une politique industrielle européenne plus durable et applicable dans des circonstances "normales".

Propos recueillis par Olivia Vignaud

*L’article 107(3)(b) mais aussi l’article 107(2)(b) du TFUE

** Au sens de l’article 107 du TFU

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