À l’heure où le coronavirus a déjà fait près de 3 000 morts en Chine et où la peur de la pandémie semble sur le point de gagner l’ensemble de la planète, Jean-Pierre Raffarin revient sur cette crise sanitaire sans précédent et sur la « forte composante géopolitique » qui la caractérise. Lui qui, à l’époque du SRAS, choisissait de « faire le pari de la confiance » en se rendant en Chine malgré le risque de contamination, évoque cette culture aussi riche que complexe pour laquelle il se passionne depuis cinquante ans. Cette "terre de paradoxe" à la fois plurielle dans son identité et unie dans son sens du collectif, sa capacité à réconcilier les contraires et à accepter la nuance ; sa puissance et sa sagesse.

Des milliers de jonques posées sur la lagune, leurs voiles triangulaires presque immobiles alors qu’elles disparaissent une à une dans le brouillard de la baie d’Aberdeen, en direction de cette Chine continentale qu’on devine plus qu’on ne la voit. Tel est le souvenir que Jean-Pierre Raffarin conserve de son premier contact avec la Chine, il y a cinquante ans ; alors qu’en voyage d’étude avec l’ESCP, il découvre « ce continent interdit qu’on regarde à la jumelle depuis Hongkong, qu’on a du mal à distinguer dans la brume » et que, pourtant, « on sent vivant, puissant, bouillonnant ». Entouré d’une aura de mystère qui, dès lors, ne cessera de le fasciner, l’amenant à y retourner plus de cent fois, à lui consacrer des livres, à y accompagner des missions ministérielles, des forums, des dirigeants d’entreprise… Jusqu’à en devenir le spécialiste reconnu sans jamais, sourit-il, parvenir à en percer le mystère tant ce pays est pluriel et sa culture complexe.

Caractérisée par une ambivalence qui en fait à la fois le premier pollueur de la planète et le leader en technologies environnementales, une économie riche en termes de pouvoir d’achat et pauvre en PIB… et dont l’ancien Premier ministre prend conscience dès le milieu des années 1970. Lorsque, sillonnant le pays en train, il le découvre tiraillé entre des aspirations contraires. Courbé sous le joug de la Révolution culturelle et, pourtant, comme entré en ébullition.

Paradoxe

« Le contraste entre la morosité qui se dégageait de ces gens habillés tous pareils et le nombre d’enfants qu’on voyait courir partout, souriants, bienveillants…. Entre cette tristesse sociale et l’énergie de cette jeunesse était saisissant, se souvient Jean-Pierre Raffarin. On sentait qu’il se passait quelque chose. » Quelque chose qui allait mener la Chine à combler en quelques décennies un retard de près de deux siècles. À passer d’un état de « pays sous-développé à celui de deuxième économie mondiale en l’espace d’une génération », poursuit-il en regrettant qu’en France cette puissance demeure méconnue. « Nos élites vont aux États-Unis, pas en Chine. Mais Jacques Chirac aimait beaucoup ce pays et sa culture. Il me disait : « pars du principe que les Chinois sont aussi intelligents que nous, mais qu’ils travaillent plus. » » Un atout auquel s’ajoute une philosophie qui, très éloignée de celle des occidentaux explique Jean-Pierre Raffarin, impacte en profondeur leur approche du temps qui passe et du monde qui se transforme.

"Nous sommes sur une culture de la création, les Chinois sur une culture de la transformation : alors que nous voulons changer le monde, eux veulent s'y adapter"

« Harmonie des contraires »

« Pour nous, le temps est linéaire, marqué par un début et une fin ; pour eux il est circulaire, en perpétuelle mutation, explique l’expert pour qui, de ces approches distinctes, découlent des modes de pensée opposés. Empreints de raison en Occident et, en Chine, d’une forme de pragmatisme qui, face aux paradoxes et aux imprévus, s’apparente souvent à de la sagesse. « Nous sommes sur une culture de la création, eux sur une culture de la transformation, poursuit l’ancien Premier ministre. Alors que nous voulons changer le monde, eux veulent s’y adapter. » Une souplesse qui se retrouve dans leur perception du réel et de l’autre. Deux domaines que l’Occident cherche à circonscrire à un état donné, lorsque la Chine y applique toute une palette de nuances, percevant les choses et les gens non pas comme un bloc de vérité monochrome mais comme « une somme » de vérités distinctes. « Contrairement à nous, les Chinois acceptent que cohabitent dans une même réalité la thèse et l’antithèse : le yin et le yang, reprend Jean-Pierre Raffarin. Ils ne recherchent pas le dogme absolu en toute chose mais l’harmonie des contraires. » Préférant, au « ou » de l’Occident – où l’on est dans le bien ou le mal, dans le blanc ou le noir… – le « et » d’une approche nuancée ; à la fois plus complexe à appréhender et plus proche de la réalité. Celle du monde dans son ensemble comme celle de ce pays qui, souligne Jean-Pierre Raffarin, se caractérise à la fois par la pluralité de ses cultures et par l’unité de son collectif.

Unité

« En Chine, la valeur dominante n’est pas l’individu mais le groupe, c’est pourquoi l’opinion tend à faire confiance à l’autorité, explique-t-il. Parce qu’elle a conscience de la puissance qui découle de l’unité.» Celle dont, par exemple, le pays a fait preuve en répondant à la menace pandémique née de l’irruption du Coronavirus par la création, en un temps record, de 100 000 places d’hôpitaux. « Il est clair que nos démocraties n’ont pas cette verticalité d’action, c’est pourquoi les Chinois les jugent inaptes à gérer le groupe qui, pour eux, a besoin d’autorité pour rester cohérent », poursuit Jean-Pierre Raffarin qui connaît bien ces mécanismes de gestion de crise ainsi que leur « forte composante géopolitique » pour les avoir éprouvés il y a quelques années. Lorsque le virus du SRAS fait son apparition, courant 2003, il est en effet à la tête du gouvernement Chirac. Aux premières loges du mouvement de panique qui gagne alors les chancelleries d’Europe, au point d’amener plusieurs dirigeants, parmi lesquels Tony Blair et Gerhard Schröder, à annuler leur venue au grand forum des chefs d’État de Pékin. Droit dans ses bottes, déterminé à faire « le pari de la confiance », Jean-Pierre Raffarin sera le seul chef de gouvernement occidental à faire le déplacement. Qui plus est, sans masque. Un geste fort qui marquera les esprits au point de lui valoir, aujourd’hui encore, un statut à part en Chine. Ce pays dont, répète-t-il, « on ne saurait se passer » et qui, si l’on ne joue pas à notre tour la carte de l’unité avec le reste de l’Europe, pourrait nous amener « à sortir de l’Histoire » tant le combat de titans dans lequel il s’est engagé avec les États-Unis laisse peu de place au reste du monde.

Caroline Castets

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