Il y a environ vingt-cinq ans, Esther Duflo s’engageait dans la voie de la recherche économique parce qu’elle y voyait un moyen efficace de lutter contre la pauvreté. Le 14 octobre dernier, son approche révolutionnaire de l’économie du développement était récompensée du prix Nobel d’économie.

Ni bons sentiments qui aveuglent, ni idéologie qui oriente. Lorsqu’Esther Duflo traite de la pauvreté, c’est toujours sous le même prisme ; celui du réel. Et lorsqu’elle y applique ses recherches en matière d’économie, c’est toujours dans le même but : parvenir à sa réduction. Pour cela, la chercheuse franco-américaine, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et titulaire de la chaire sur la pauvreté au Collège de France, a mis au point une approche inédite. Fondée sur une méthode d’ordinaire utilisée dans le cadre de tests thérapeutiques elle permet de mesurer l’efficacité des politiques publiques déployées pour lutter contre la pauvreté. C’est cette méthode dite "d’évaluation randomisée" qui, en 2012, lui valait d’être choisie comme conseillère spéciale de Barack Obama. C’est aussi elle qui, le 14 octobre dernier, faisait d’elle la deuxième femme et, à quarante-six ans, la plus jeune à recevoir, aux côtés des américains Abhijit Banerjee et Michael Kremer le prix Nobel d’économie.

In vivo…

Fidèle à la retenue toute protestante qui, dit-on, la caractérise, Esther Duflo réagit à l’annonce de sa nomination en évoquant un "honneur et une surprise". Pourtant, un coup d’œil à son parcours suffit à faire de cette distinction un aboutissement logique plus qu’un coup de théâtre pour celle qui, en 1992, sortait quatrième au concours de Normal Sup, obtenait l’agrégation dans la foulée puis attaquait sa thèse au prestigieux MIT avant de créer en 2003 avec Abhijit Banerjee, aujourd’hui devenu son mari, le laboratoire J-PAL dont l’ambition s’affiche dès la page d’accueil du site internet : "lutter contre la pauvreté en veillant à ce que les politiques sociales s’appuient sur des preuves scientifiques". Autrement dit : mesurer "in vivo" les effets produits par les politiques publiques destinées aux plus démunis selon une méthode d’expérimentation contrôlée qui la fait remarquer par le Cercle des économistes lequel, en 2005, lui attribue le Prix du meilleur jeune économiste. Président du Cercle, Jean-Hervé Lorenzi se souvient parfaitement des raisons de ce choix.

Engagement social

"Esther Duflo a toujours travaillé sur la pauvreté et déjà à l’époque, explique-t-il, elle le faisait à partir d’une méthode originale qui lui permettait d’aboutir à des propositions très concrètes." Normal pour quelqu’un qui, il y a déjà vingt-cinq ans, s’engageait dans la voie académique pour en faire un levier d’action au service de son engagement social. Celui qui, étudiante, l’incitait à faire du bénévolat dans des ONG et qui, aujourd’hui, l’amène à former des chercheurs du monde entier à une méthode destinée à mesurer sur le terrain l’efficacité des politiques publiques visant à éradiquer la pauvreté afin d’orienter les gouvernements dans leurs choix. Une méthode empirique qui, pour beaucoup, révolutionne l’économie du développement.

Une méthode "puissante et modeste"

"Cela consiste, comme en médecine, à sélectionner aléatoirement deux groupes au sein de populations semblables pour donner accès à l’un au remède économique – qu’il s’agisse de micro-crédit ou d’engrais, par exemple – avant de comparer au bout d’un certain temps les résultats entre le groupe test et le groupe témoin pour connaître l’efficacité réelle du remède," explique Akiko Suwa-Eisenmann, membre du Cercle des économistes spécialisé dans les questions de développement, qui voit dans cette approche une méthode à la fois "très puissante" dans ses résultats et "très modeste" dans sa mise en œuvre.  "Cela passe par une réelle compréhension de la façon dont vivent les personnes pauvres, des choix qu’elles sont amenées à faire", poursuit-elle en évoquant les expériences menées par Esther Duflo et le réseau de chercheurs qu’elle a formé dans des villages d’Inde et d’Afrique. "C’est une démarche très ancrée sur le terrain qui revient à penser la macroéconomie à partir de la microéconomie", conclut-elle. Conforme, donc, au souhait de celle qui, il y a dix ans, confiait au magazine La Recherche être "devenue économiste après avoir réalisé que l’économie pouvait jouer un rôle dans le développement". Non pas uniquement penser le réel, mais l’infléchir.

Caroline Castets

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