Agitateur d’idées à la curiosité insatiable, Charles Beigbeder n’est pas seulement un entrepreneur prolixe. C’est aussi un visionnaire de génie passé maître dans la disruption d’univers monopolistiques et dans l’anticipation de marchés en devenir. Spécialiste des paris sur l’avenir, pratiquant convaincu et scientifique averti, l’homme brouille les pistes et rebat les cartes. Rencontre.

Début juillet, on le croisait aux Rencontres économiques d’Aix, parlant physique quantique et start-up d’avenir dans les allées du pôle « Innovation ». Quelques semaines plus tard, c’est au cœur du 10e arrondissement de Paris qu’on retrouve Charles Beigbeder, dans l’hôtel particulier où, il y a quatre ans, il installait ses quartiers. Pour Audacia, sa société de capital développement, Quantonation, son fonds spécialisé en technologie quantique, et Gravitation, leur holding. On aurait davantage imaginé un loft aseptisé avec mobilier en aluminium brossé et sols en béton ciré que cette demeure hors du temps classée aux monuments historiques avec jardin clos et pierres de taille, marbres d’époque et escaliers qui craquent. C’est pourtant là que Charles Beigbeder, expert en marchés émergents et innovations disruptives, a choisi de penser l’avenir, fidèle à son habitude de mixer les univers et de réconcilier les contraires. Ceux de la science et de la foi, du goût de la fête et de l’esprit de famille ; ceux, aussi, du créatif et de l’universitaire. Du détecteur de tendances à venir et du jouisseur de l’instant présent.  

De l’idée au projet

Certains y verraient un grand écart. Lui y trouve un équilibre. Une ouverture au monde et à ses possibles qui lui vient en partie de l’enfance, de ces années heureuses entre un père chasseur de têtes, une mère traductrice, un frère « presque jumeau » avec qui il partage le goût des bons vins et de brillantes études : « Montaigne et Louis Le Grand, et puis Science Po pour Frédéric, Math sup et Centrale pour moi, … » .Très tôt, il développe un tempérament naturellement réfractaire au cloisonnement. « Je suis curieux de tout, c’est vrai, j’aime comprendre, reconnaît Charles Beigbeder ; j’ai toujours des idées. Certaines sont saugrenues, d’autres débouchent sur des projets, lesquels deviennent parfois des entreprises. »

"J'ai toujours des idées. Certaines sont saugrenues, d'autres débouchent sur des projets, lesquels deviennent parfois des entreprises"

Une chance. Ou plutôt un don qui ne tarde pas à se manifester. Après un passage éclair chez Matra où, six mois durant, alors tout jeune ingénieur il travaille sur des satellites avant que la lourdeur des process – « Tout prenait un temps fou, ça n’allait pas assez vite… » – ne l’emmène à jeter l’éponge, Charles Beigbeder a rejoint l’univers de la banque d’affaires. « Là, on faisait confiance à de jeunes diplômés. » BNP Paribas, puis Crédit Suisse First Boston, la valorisation d’entreprises et, l’année de ses trente ans, la création à Londres de la banque d’affaires MC-BBL Securities… l’expérience va le passionner. Sans suffire à l’enraciner. Après huit ans de cet univers, l’appel du large se fait sentir. On est en 1996, Charles Beigbeder a 32 ans et, après avoir passé plusieurs années à « aider les entrepreneurs », une furieuse envie « d’en devenir un (lui)-même ». Ça tombe bien, il vient d’avoir une idée.

Ça ne marchera jamais…

Celle de créer une société de Bourse sur Internet. « J’avais vu dans les journaux que ce nouveau modèle commençait à révolutionner le monde du courtage aux États-Unis alors qu’il n’existait ni en France ni en Europe, raconte-t-il. J’ai fait un business plan et je l’ai montré à mon patron de l’époque. Il m’a répondu que ça ne marcherait jamais. » Six mois plus tard, il démissionne, rentre à Paris, et crée Selftrade, la première société de courtage en ligne européenne. Le succès est instantané. « Tous les boursicoteurs l’attendaient, explique-t-il ; mais son arrivée a cassé l’oligopole des agents et des banques qui, pour préserver leur rente, nous ont mis des bâtons dans les roues ; ça a été une lutte… » Une lutte dont Selftrade sortira victorieux grâce à l’intervention des autorités bancaires, lesquelles vont modifier les règlements en vigueur et permettre au nouveau venu de se lancer. Un an après sa création, l’entreprise lève 40 millions d’euros. Elle recrute, entre en Bourse… et, en 2000, fusionne avec le groupe allemand DAB Bank. Un temps directeur général, Charles Beigbeder met fin à l’aventure – « elle avait été extraordinaire… » – en sortant du capital l’année suivante. À 38 ans, le voilà de nouveau libre d’entreprendre. Ce qu’il va faire sans attendre, et selon le même modus operandi : en pariant sur l’ouverture prochaine d’un marché et en s’y positionnant en alternative aux acteurs historiques.

De CEO à chairman

« Je me suis dit que, après le marché du courtage, celui de l’énergie serait le prochain à s’ouvrir », explique-t-il. Lorsque, lors du sommet de Barcelone de 2002, la France accepte un calendrier de libéralisation de l’énergie, Charles Beigbeder y voit un signe, et l’occasion d’anticiper la suite. Sans attendre, il crée Poweo, fournisseur d’électricité alternative et tout premier concurrent d’EDF. « On proposait la même électricité, 10 % moins cher… », résume-t-il. De quoi, cette fois encore, agacer les uns et séduire les autres. Les premiers clients signent en 2003. Ils sont une cinquantaine l’année suivante, 300 en 2007. Entre-temps, l’entreprise suit le même schéma que la précédente : hyper-croissance, entrée en bourse, arrivée d’un actionnaire de taille à stabiliser l’ensemble et à accélérer le développement – l’autrichien Verbund, en 2005… – puis, revente. Imparable et désormais, éprouvé. « Chaque fois, je viens réveiller les marchés et pulvériser les monopoles », résume celui qui, après sa sortie de Poweo, en 2009, ressent le besoin de « souffler un peu ».

"Chaque fois, je viens réveiller les marchés et pulvériser les monopoles"

Et « souffler un peu », chez Charles Beigbeder, ce n’est ni se mettre à la permaculture ni entamer un tour du monde. C’est renoncer un temps à l’opérationnel pour devenir « patron de holding » – celle qu’il a créée dix ans plus tôt, « Gravitation » – en confiant à d’autres la gestion des entreprises qu’elle regroupe alors : la société de private equity Audacia, le producteur agricole AgroGeneration et le portail de loisirs Happytime. Pour ce touche-à-tout habitué « au stress et à l’immédiateté » du terrain, passer de CEO à chairman est un bouleversement. Neuf ans durant il va tenir le rôle, avant de se rendre à l’évidence.

Science et spiritualité

« Je crois que je suis quand même meilleur à l’opérationnel », estime-il. Aussi, lorsqu’il y a dix-huit mois Audacia entre dans une phase de turbulences, il décide d’en reprendre les manettes. « Il fallait réinventer le business model, agir rapidement… Ils avaient besoin de moi ». Redevenu CEO de l’entreprise, il la dote de Quantonation, un fonds d’investissement révolutionnaire. « Le premier fonds de venture et de technologie quantique au monde », résume Charles Beigbeder qui, avec ce lancement inédit, mise une fois de plus sur l’avenir tout en satisfaisant une curiosité de longue date. « J’ai toujours été passionné de physique quantique, confie-t-il. Lorsque j’ai vu que les innovations des grands laboratoires pouvaient intéresser le monde de l’entreprise et que des start-up se créaient autour de technologies quantiques, j’ai eu envie d’accompagner cette révolution. » Un an après sa création, son fonds détient six participations et, en l’absence de concurrent, peut se permettre d’être sélectif… « Nous avons préempté la thématique », résume celui qui, de cette capacité à cultiver une longueur d’avance, a fait un véritable moteur de croissance. « Chaque fois, je parie sur l’avenir, sur l’évolution des normes, sur l’ouverture ou l’émergence d’un marché… Ce n’est pas un long fleuve tranquille mais ça me correspond, déclare-t-il. Je suis curieux de nature, j’ai une soif d’apprendre et je sais capter le moment où une idée devient un projet. » Et cultiver celui où le recul s’impose. Opérationnel mais aussi spirituel. Car contrairement à beaucoup, Charles Beigbeder ne considère pas science et foi comme des aspirations antinomiques. Au contraire. « Cette envie de comprendre le monde, c’est cela aussi : un besoin de spiritualité, de ne pas se cantonner au matériel. » Et un temps de messe qui, chaque semaine chez cet homme pressé, s’impose. Comme un juste point d’équilibre.

Caroline Castets

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