La présidente de General Electric débat avec Louis Schweitzer, commissaire général à l’investissement, sur le rôle que jouerait l’État dans une France devenue libérale en 2025.
Décideurs. Politiques de relocalisation et de ré-industrialisation, Dailymotion, Florange... L’État joue-t-il encore son rôle de stratège ?
Clara Gaymard. Il a perdu en agilité. Il est devenu omnipotent et obsolète. L’administration s’est complexifiée sous le poids des lois de circonstance promulguées suite à un fait divers comme Florange par exemple. Le droit commun est devenu trop lourd et les exemptions se sont multipliées. Les jeunes entrepreneurs sont tétanisés par l’État. La cure de simplification qui est en marche s’impose, elle est vitale.

Louis Schweitzer. Le rôle de l’État stratège est de créer un climat économique favorable. La mise en place du crédit d’impôt recherche donne à la France le plus puissant instrument de soutien à la recherche industrielle d’Europe. De même, en lançant 34 plans industriels, le gouvernement adopte une approche de filière qui conduit à fédérer l’action des PME, des grandes entreprises, des organismes de recherche et de l’administration. C’est un pas vers une plus grande culture du dialogue.

Décideurs. À quoi ressemblerait une France libérale en 2025 ?
L. S. L’inaction étatique prônée par le libéralisme est aussi une façon d’agir. Cela me paraît inconcevable. Même les États-Unis, qui sont considérés comme libéraux, interviennent pour soutenir l’économie.

C. G. Je ne crois pas au libéralisme absolu. Louis Schweitzer a raison, l’Etat doit jouer un rôle de stratège et de régulateur car le marché seul est myope et fait des erreurs. Ensuite, l’Etat stratège doit hiérarchiser ses priorités. Donner du travail aux Français en est une. Cela ne veut pas dire un emploi salarié – ce raisonnement est dépassé – mais du travail, pour tout le monde. Un jeune qui développe son application pour Smartphone ou son entreprise sans compter ses heures et en se finançant grâce au crowdfunding, c’est une activité d’avenir. Il faut redonner confiance aux Français sur les moyens qui leur sont offerts pour nager sans bouée de sauvetage. Il faut remettre le risque au cœur du processus économique. J’attends le Président français qui dira « je vous fais confiance » et non pas « faites-moi confiance ». La France a des atouts. Peu de pays auraient réagi comme le peuple français l’a fait après les attentats qui ont frappé le journal Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Ces événements nous rappellent que c’est la question du vivre ensemble qui est en jeu.

Décideurs. Et si le ministère de l’Industrie n’existait pas, comme chez nos voisins européens…
C. G. C’est un faux débat. Le gouvernement a fait d’excellentes choses comme le CICE, le CIR et les 34 plans industriels. La question est plutôt d’identifier s’il existe un vrai patriotisme économique français. À votre avis, pourquoi le monde entier se rassemble dans la Silicon Valley ? Parce que c’est là-bas que tout se joue en matière d’économie numérique. Si la France veut accueillir sur son sol les entreprises les plus performantes, les meilleures universités et les technologies les plus innovantes, qu’elles soient françaises ou étrangères, le gouvernement doit faire de l’Hexagone le pays où tout se joue.

L. S. Il est primordial que les industriels aient un interlocuteur au sein du gouvernement. Son rôle n’est pas un rôle de gestion mais de réflexion, d’animation et d’incitation. Il doit proposer des pistes qui ouvrent aux entreprises leur croissance future. La force de l’État est de soutenir des projets sur le long terme sur les enjeux de demain comme l’écologie et la transition énergétique.

Décideurs. L’État a-t-il été un frein dans le passage sous pavillon américain de la branche énergie d’Alstom ?
C. G. Il a joué son rôle. Il nous a demandé de créer des emplois, de préserver la filière nucléaire et de maintenir les centres de décision en France. Tout cela était légitime. Que le gouvernement ait cherché s’il y avait une alternative, vérifié que GE était la bonne solution, cela se comprend. La seule demande un peu inattendue du gouvernement concernait la consolidation de la branche transport d’Alstom par la cession de la signalisation, ce que nous nous sommes engagés à faire.
La France a une tradition colbertiste qui n’est pas forcément mauvaise. Mais, il faut être vigilant face à la politisation de certains dossiers. Cela peut avoir des conséquences négatives lorsque les négociations sont en cours. Et ce n’est jamais très sain quand les entreprises deviennent les otages du débat politique.

Décideurs. Croyez-vous au principe de non-ingérence de l’État dans la gestion de nos entreprises ?
C. G. Je n’y crois pas une seconde. La plupart du temps, les principes sont balayés par la réalité. Regardez les Américains, pourtant estampillés libéraux : en 2008, ils ont volé au secours des leurs banques mises à mal par la crise financière.

L. S. L’ingérence n’est pas souhaitable, mais l’État doit intervenir dès qu’il y a une défaillance ou quand les secteurs sont identifiés comme stratégiques pour la compétitivité du pays.

Décideurs. Où les entreprises pourraient-elles trouver les financements fournis actuellement par l’État ?
C. G. La BPI et la Caisse des dépôts forment le premier investisseur en France. C’est une réalité. Et nous n’avons pas de fonds de pension pour soutenir un capitalisme privé. Est-ce la faute du secteur privé ou de la CDC et de la BPI ? Je ne sais pas. Mais en fondant Raise en 2012 avec Gonzague de Blignières, nous avons modestement créé une BPI privée. Aujourd’hui, nous recevons plus de dossiers de candidature que la BPI. C’est toute la magie de cet outil qui démontre que le privé peut se donner les moyens de s’autofinancer, nourrir la fondation que je préside, et aider les jeunes entrepreneurs à devenir des entreprises pérennes.

L. S. Des financements privés sont effectivement souhaitables, mais on ne peut pas les attendre pour agir. BPIFrance joue un rôle important auprès des PME et des start-ups. Elle démontre un appétit pour le risque dans le bon sens du terme, là où les banques et les investisseurs privés sont plus timides. Tant que les financements privés seront insuffisants, il faudra recourir aux fonds publics.

Décideurs. Cent dix milliards d'euros de participations dans les entreprises françaises, quarante-sept milliards d'euros d'investissements d'avenir, un ministère de l'industrie dont le coût est évalué à 875 millions d'euros pour 2015, cet argent public ne serait-il pas mieux investi ailleurs au regard des performances relatives de l'État stratège ?
L. S. Ces chiffres sont très différents. Les 110 milliards de participations garantissent l’indépendance des entreprises françaises. L’investissement récent de l’APE dans PSA Peugeot Citroën contribue par exemple à maintenir la présence du constructeur en France. Les quarante-sept milliards d’Investissements d’avenir sont principalement investis en collaboration directe avec des sociétés privées, quand ils ne sont pas consacrés au financement de la recherche. Et dans ce domaine, la France devrait au contraire dépenser plus ! Quant au ministère, c’est un lieu de dialogue nécessaire entre les entreprises et l’État.

C. G. Aujourd’hui, il n’y a pas un seul pays au monde qui n’investit pas en masse dans les secteurs d’avenir. Le ministère de la Défense américain injecte des milliards dans l’économie digitale. L’Angleterre finance la biomasse et les éoliennes.
Il faut plutôt aller voir du côté des charges sociales, des dépenses publiques et des rigidités de notre système. Et puis faire de la pédagogie, arrêter d’opposer les uns aux autres. L’entreprise est une aventure collective, l’économie de marché est une réalité. Le rôle des pouvoirs publics est d’organiser cette dernière pour lui donner sa pleine puissance, pas de la freiner par le contrôle et la suspicion.

Propos recueillis Emilie Vidaud et Jean-Hippolyte Feildel



Notes sur les interviewés

> Cour des comptes, Agence française pour les investissements internationaux, chef de la mission aux PME, directrice de cabinet ministériel… Pendant vingt-cinq ans, Clara Gaymard a écumé les fonctions dans l’administration avant de se voir confier en 2006 la présidence de General Electric France.
> Après une première vie à l’inspection des finances et dans les cabinets de Laurent Fabius, Louis Schweitzer a poursuivi sa carrière dans le privé, chez Renault où il est entré en 1986. P-DG du constructeur automobile pendant treize ans, il fait son retour dans l’administration en devenant président de la Halde. Il est aujourd’hui à la tête du Commissariat général à l’investissement attaché au Premier ministre.

Cet article fait partie du dossier Dix ans pour changer la France

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