En 2014, les États-Unis ont affiché une croissance supérieure à 2 %. Pour l'économiste Bertrand Chokrane cette reprise ne devrait pas durer. Explications.
Décideurs. Quelles sont vos prévisions de croissance pour l’économie mondiale ?
Bertrand Chokrane.
La reprise annoncée est un leurre. Ce sont les quantitative easings menées par les principales banques centrales qui font tenir l’économie. Malgré des milliers de milliards injectés depuis le début de la crise, la croissance mondiale ne dépasse pas les 2 %. La désindustrialisation des États-Unis et de l’Europe est un phénomène irréversible. Le pire est que cette politique monétaire ne profite qu’à la finance. Les entreprises sont surévaluées : les marges ne se sont faites que sur des plans de licenciement massifs. Le problème est que tout le gras a déjà été utilisé : les sociétés s’attaquent désormais à l’os…

Décideurs. Pourtant, les signes de reprise sont là, notamment aux États-Unis avec la baisse du chômage et le retour de la croissance.
B. C.
Ce n’est qu’une illusion. La baisse du chômage n’est pas due à un retour de la croissance mais à une baisse des salaires. Avec un emploi à 30 dollars, facile d’en faire trois à dix dollars. Pour autant, on ne peut pas dire que la situation économique s’est améliorée. Bien au contraire, la précarité et les inégalités vont devenir un enjeu majeur.

Décideurs. Selon vous, la croissance américaine va donc baisser en 2015 ?
B. C.
Oui. Pour bien comprendre l’état de l’économie américaine, il faut regarder deux indicateurs : le niveau du salaire et la durée de l’emploi. Or, ils sont tous les deux en baisse. Outre le premier point que je viens d’aborder, il y a deux autres raisons qui me font dire que l’économie américaine est au bord de l’implosion. La première est le surendettement. Ce problème concerne 40 % des Américains. Nous sommes revenus à des niveaux d’avant-crise. Il existe même une bulle d’un montant de 1 200 milliards de dollars : celle des prêts étudiants. Avec la baisse des salaires, les jeunes employés ont de plus en plus de mal à rembourser leur emprunt.

La deuxième raison est que le secteur parapétrolier connaît une crise sans précédent. Lorsque le cours de pétrole était élevé de nombreuses sociétés ont massivement investi dans des machines pour forer le sol. Avec la baisse des cours, c’est tout un écosystème qui risque de faire faillite. 2 000 milliards de dollars sont en jeu.

« La politique économique de la BCE est suicidaire »

Décideurs. L’Europe s’en sort-elle mieux ?
B. C.
Non, au contraire, la situation est encore plus inquiétante. La politique économique de la BCE est suicidaire. Les assouplissements monétaires ne résolvent jamais une crise économique. Ils ne font qu’accélérer la déflation. Le cas japonais devrait suffire à convaincre les sceptiques. Ce colmatage ne profite qu’au marché financier tout simplement parce qu’il n’y a plus d’industrie en Europe. Seule l’Allemagne sauve un peu les apparences. En France, le capitalisme familial a disparu depuis longtemps. Pourtant Dassault et Mulliez montrent à quel point c'est important. L’Hexagone est gangrené par la reproduction. On ne met pas à la tête des grands groupes des entrepreneurs mais des hauts fonctionnaires. Avec les échecs rencontrés par nos géants de l’électricité et il n’est pas sûr que ce modèle fonctionne. Ces dirigeants n’ont pas appris à chasser en meute, ils ne savent que vivre de la commande publique et de la dette. Quand Volkswagen se déplace à l’étranger, elle emmène tout son écosystème.

Décideurs. Si les États-Unis et l’Europe tombent en récession, quelles seront les conséquences sur l’économie mondiale ?
B. C. Catastrophique. Cette crise sera encore plus forte que celle de 2007 car elle se propagera dans des pays avec une capacité de résistances moindre. L’Europe sera bien sûr la plus touchée. Les inégalités atteindraient des seuils que l’on n’a jamais connus. Avec le dernier quantitative easing, Mario Draghi utilise sa dernière cartouche. Nous sommes dans une situation similaire à celle de la crise de 1929. Nous continuons à investir dans des sociétés en surcapacité qui manquent cruellement de consommateurs. Malheureusement, ce n’est pas le New Deal qui a relancé l’économie mondiale, c’est la guerre et le plan Marshall.

Décideurs. Selon vous, cette crise pourrait-t-elle conduire à une guerre mondiale ?
B. C.
En termes politiques, nous sommes déjà dans une instabilité totale. Ce qui nous préserve d’une guerre c’est le monde de la finance. Les quatorze grandes banques contrôlent 90 % des actifs dans le monde. Tant qu’elles réussiront à produire un effet de levier suffisant, les marchés pourront prospérer et on évitera alors une telle catastrophe. Mais que se passera-t-il quand, ni la dette, ni les liquidités massives, ni les taux d’intérêt négatifs, ne sauront soutenir la finance ? Une guerre entre l’Europe et la Russie n’est pas à exclure.

« Une guerre entre l’Europe et la Russie n’est pas à exclure »

Décideurs. Quelle politique économique mettre en place pour éviter un tel scénario ?
B. C.
La priorité est de rétablir les relations avec la Russie. Les sanctions économiques ne servent à rien. Non seulement, elles nous pénalisent mais elles augmentent le risque d’un enfermement de la Russie sur elle-même et donc d’une guerre. Au contraire, il faut l’aider à construire des infrastructures afin d’accélérer son industrialisation. Cela participera à la reprise de la croissance. L’Europe ne doit pas non plus délaisser les investisseurs étrangers et en particulier les Chinois qui se sont montrés très actifs ces derniers mois.

Il faut également adopter une vision keynésienne du travail. Il a été l’un des premiers à comprendre qu’avec les progrès techniques, on serait amené à travailler moins. Je suis pour une baisse du temps de travail. En revanche, il faut que les salaires soient diminués d’autant, sinon on pénalisera encore plus nos entreprises. C’est le seul moyen de sortir de ce cercle vicieux.

Décideurs. Dans un tel contexte, comment se porte la Chine ?
B. C.
Bien. Quand j’entends certains économistes s’affoler car le pays n’affiche plus que 7 % de croissance, je ne comprends pas. Des Bric, il ne reste plus que la Chine... Le Brésil est au bord de la faillite, la Russie est pénalisée par la baisse du prix du pétrole et l’Inde a du mal à gérer ses inégalités. La Chine est seulement en train de changer de modèle de croissance : désormais c’est sa consommation interne qui soutient majoritairement l’économie et non les exportations. En juillet dernier, la Chine a réalisé un quantitative easing pour relancer le crédit. Mais contrairement aux États-Unis, la classe moyenne est solvable, c’est seulement qu’il n’y a plus d’argent dans les banques. La bulle immobilière que l’on évoque est une vision occidentale : difficile d’imaginer un tel scénario alors qu’ils peuvent se permettre d'avoir un TRI sur cent ans. Certains analystes ont fait le même type d’erreur lorsqu’ils disaient que les groupes chinois allaient copier leurs homologues occidentaux. Elles ont réussi leurs raccourcis technologiques en achetant le savoir-faire. Alors que le Japon avait mis cinquante ans pour y arriver et la Corée du Sud, quinze ans, il a fallu à la Chine seulement cinq ans pour y parvenir. Bien sûr, le fait que le pays ne soit pas une démocratie permet de mettre en place des plans économiques ambitieux.

Décideurs. Depuis bientôt dix ans, l’Afrique apparaît comme le continent du futur. Qu’en est-il aujourd’hui ?
B. C.
Avec le départ de la France, de l’Angleterre et des États-Unis, l’Afrique a pu sortir de cette politique néocolonialisme et est entré dans un nouveau dynamisme. On critique beaucoup les investissements chinois pourtant ils permettent aux pays africains de développer eux-mêmes leurs infrastructures, et de fabriquer leurs outils de production. Les investisseurs chinois touchent seulement les royalties. La Chine devient un aimant à royalties : ils sont actionnaires partout. Voilà désormais les vrais leaders de l’économie mondiale.

40 % :  c’est la part des ménages américains en situation de surendettement

2 000 MD$ : c’est le montant de l’endettement des sociétés parapétrolières aux États-Unis.

À propos de l’auteur : Bertrand Chokrane est fondateur et président de la société de conseil BC Consulting. Diplômé du MIT, il a été auparavant directeur de la planification stratégique chez Renault et Dassault Systèmes.

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