L’ère du pot de terre ne s’est pas arrêtée par manque de terre !
La transition qui nous attend suppose pour les entreprises une innovation sans précédent : changer les modalités de production mais aussi les produits eux-mêmes, et plus globalement leur offre à des clients qui vont changer fondamentalement leurs critères et leurs habitudes de consommation. Plus cette innovation, cette exploration vers l’avant est efficace et audacieuse, plus il sera aisé de ralentir puis mettre fin à des modes de production et de consommation qui ne sont pas soutenables. Si des territoires entiers décident aujourd’hui de généraliser la voiture électrique, c’est parce que des industriels pionniers ont défriché cette voie, pris des risques, essuyé les plâtres, rendu le chemin praticable.
La transition se pilote par l’avant
Une transition se pilote donc largement par l’avant : la progression des explorateurs à l’avant de la colonne rend un immense service à l’ensemble des acteurs. C’est vrai à l’échelle de la société, c’est vrai aussi à l’échelle de chacune des entreprises. Une entreprise stoppera d’autant plus facilement une partie de ses activités qu’elle aura identifiées vers quelles activités nouvelles se déplacer. Le moteur des explorateurs est d’abord intérieur, et l’ingrédient le plus décisif de la transition en cours est, d’après nous, le leadership et l’engagement. Ce constat invite aussi à reconsidérer complètement l’appareil normatif, et tout particulièrement les outils de mesure de la performance des entreprises : si la transition se pilote par l’avant, il est urgent de créer les conditions qui encouragent et donnent les coudées franches à ceux qui explorent et inventent les business models de demain.
L’opportunité de redéfinir le succès
Le mouvement est lancé : ces dernières années, des points de repère de performance nouveaux ont émergé. Des milliers d’entreprises ont adopté des objectifs « Net Zéro », des taxonomies et des méthodologies d’alignement sont apparues un peu partout dans le monde. Tous ces standards forment progressivement une boussole bien différente du paradigme purement économique et principalement court-termiste de ces dernières décennies. Cette soft law composite et en cours de constitution a déjà un impact considérable, et elle continue d’évoluer rapidement. La manière dont elle va se construire concerne toute la société, tant elle vient former progressivement une représentation nouvelle du succès des entreprises, et pourra de plus en plus faire converger l’énergie et les efforts dans la direction souhaitée. Les échos des entreprises et des institutions financières soumises à cette soft law sont nombreux, les cas d’usage sont variés. Dans ce brouhaha, le retour d’expérience des dirigeants les plus engagés, ceux qui prennent des risques, qu’il s’agit précisément d’encourager, mérite une attention particulière. De ces retours recueillis auprès de dirigeants engagés émergent entre autres trois points fixes, trois « cailloux dans la chaussure », que la soft law telle qu’elle est aujourd’hui n’a que partiellement fait disparaître. Ceci esquisse trois dimensions de renforcement de cette soft law en cours de constitution.
Donner beaucoup plus de poids au futur
Première dimension de renforcement : donner beaucoup plus de poids au futur. La plupart de ces référentiels se sont pour l’instant principalement focalisés sur ce que les entreprises devaient arrêter de faire, ce qui les a conduits à être « piégés » dans une approche plus rétrospective que prospective. Ils accordent peu d’attention à l’innovation, aux ressources consacrées à l’invention des solutions et nouveaux modèles. En conséquence, une entreprise qui prend des risques pour inventer des modèles plus vertueux, souvent dans un premier temps moins lucratifs que les anciens, n’est pas mieux notée par la plupart des standards qu’une entreprise qui ne le fait pas. Les actionnaires et les financeurs s’équipent d’ailleurs, et nous les aidons au mieux à cela, d’outils qui leur permettent de pallier cette myopie et d’intégrer la capacité des entreprises à faire partie du futur dans la manière dont ils les valorisent. Plus les standards massifieront ce mouvement encore trop disparate dans cette direction, plus ils valoriseront les efforts d’innovation et de diversification, autant que les efforts d’extinction ou d’optimisation des technologies du passé, plus le cercle vertueux de l’exploration pourra fonctionner.
Valoriser les objectifs de court terme au moins autant que de long terme
Deuxième dimension de renforcement : regarder les objectifs très court terme et pas seulement les objectifs très long terme. La particularité de la transition est qu’il s’agit moins d’un voyage que d’une exploration : le but à atteindre se précise progressivement, comme un sommet à l’horizon, les limites planétaires et les interactions entre celles-ci sont de mieux en mieux décrites. Mais les moyens d’y parvenir sont à chaque étape marqués par l’incertitude. Le propre des explorateurs est justement d’avoir le courage de s’engager alors que tout n’est pas encore clair, et de faire de chaque étape un avancement maximal. Encourager les standards à discriminer mieux les entreprises qui ne se limitent pas à définir des objectifs de très long terme (Net Zéro 2050 !) mais s’engagent sur des étapes de court terme, supportées par des investissements précis, créera un contexte bien meilleur pour les leaders.
« Sous » les trajectoires carbone, évaluer la transition réelle des activités
Troisième dimension de renforcement : mesurer la transition réelle des activités, au-delà du bilan carbone des entreprises, qui n’en est que la partie émergée. Les engagements en faveur du « Net Zéro » se sont multipliés, émanant d’entreprises, d’institutions financières, d’organismes publics et de décideurs politiques. Cependant, « sous » la trajectoire carbone, c’est la réalité des activités qu’il s’agit de changer : repenser les modèles économiques, diversifier les offres et proposer de nouvelles façons de se nourrir, de se loger, de se déplacer et de consommer – y compris en traversant les frontières sectorielles historiques. Nous côtoyons dans notre métier des entrepreneurs formidables, qui défrichent et créent les conditions de notre futur et du leur.
Même s’ils n’attendent pas l’évolution des règles du jeu pour avancer, la rapidité de l’évolution de ces dernières vers une bien meilleure mise en valeur des transitions d’activité réelles aura, incontestablement, un effet démultiplicateur. Leurs retours d’expérience sont à actualiser en permanence. Ils constituent un matériau important. Gageons que les standards vont continuer d’évoluer rapidement, il s’agit de les alimenter. Ne laissons pas ce sujet aux seuls spécialistes ! La représentation du succès est un sujet éminemment politique : elle traduit une vision de la société et de ce qui est désirable. Elle porte aussi une philosophie du changement. Si ces standards complexes sont souvent source de casse-tête pour chacun des acteurs, ils esquissent des orientations fondamentales auxquelles nous devons tous contribuer. À nous de définir le nord de cette boussole !
Sur les auteurs
Isabelle Kocher de Leyritz (CEO et Chairman de Blunomy) a passé dix-huit ans au sein du groupe Suez puis du groupe Engie, dont elle a assuré la direction financière puis la direction générale. Vincent Kientz (Deputy CEO de Blunomy) a fondé il y a quinze ans une boutique de stratégie et d’expertise (Enea Consulting) totalement dédiée à la transition des entreprises et des acteurs financiers. En joignant leurs forces, équipes et expériences en 2022, ils ont fait naître Blunomy, qui rassemble aujourd’hui 120 collaborateurs experts de la transition dans cinq pays et trois continents.