12 avril 2023 : le procureur de la République du parquet parisien classe la première plainte déposée par Sherpa, le collectif Éthique sur l’étiquette, l’Institut Ouïghour et une victime ouïghoure. Les plaignants n'en restent pas là : une nouvelle plainte avec constitution de partie civile a été déposée le 17 mai 2023 pour recel de crime contre l’humanité, génocide, réduction en servitude aggravée et traite des êtres humains en bande organisée. L'éclairage d'Anna Kiefer, chargée de contentieux et plaidoyer chez Sherpa.

L’étonnement. C’est le sentiment des associations à qui le parquet national antiterroriste (Pnat) a fait savoir que leur plainte du 12 avril 2021 contre quelques poids lourds du textile (Uniqlo, SMCP, Inditex, et Skechers USA) était classée. L’Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les crimes de haine (OCLCH) a pourtant enquêté deux ans sur les accusations de recel de crime contre l’humanité, génocide, réduction en servitude aggravée et traite des êtres humains en bande organisée portées par les plaignants. “C’est la première fois qu’une action est ouverte sur le fondement de recel de crime contre l’humanité. C’est historique”, explique Anna Kiefer, chargée de contentieux et plaidoyer chez Sherpa. Une petite compensation pour l’association à qui les deux années d’enquête après la transmission du dossier au (Pnat) ont fait espérer que la justice française s’emparerait du sujet ouïghour.

“ L’ouverture de l’enquête et le fait que l’affaire soit confiée au parquet national antiterroriste puis à l’Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les crimes de haine ont démontré une volonté de s’atteler au problème.

Les raisons du classement sans suite ? L’incompétence du juge français. “La motivation du procureur est assez courte”, selon Anna Kiefer. Sherpa en tire la conclusion suivante : le Pnat s’estime incompétent juridiquement pour le crime principal (crime contre l’humanité, réduction en servitude aggravée et traite des êtres humains en bande organisée) et en conclut qu’il est incompétent pour le crime connexe, le recel de ces crimes. Ces qualifications pénales désignent en fait l’enfermement par les autorités chinoises des Ouïghours et des autres membres de minorités majoritairement musulmanes dans des camps et l’exploitation de ces individus dans les champs de coton et ateliers textiles de la région du Xinjiang. Des agissements qui ont fait l’objet d’une résolution de l’Assemblée nationale du 20 janvier 2022 qui “reconnaît” et “condamne” le caractère génocidaire des violences politiques systématiques et les crimes contre l’humanité perpétrés en Chine à l’égard des Ouïghours.

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“Une réponse relativement tardive aux autres pays démocratiques qui avaient déjà reconnu le génocide”, selon Dilnur Reyhan, la présidente de l’Institut ouïghour de France. Pour Anna Kiefer,“ l’ouverture de l’enquête et le fait que l’affaire soit confiée au Parquet national antiterroriste puis à l’Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité et les crimes de haine ont démontré une volonté de s’atteler au problème. Le classement sans suite deux ans après pour incompétence du PNAT laisse toutefois penser à un dysfonctionnement de la justice qui aurait pu statuer sur cette question de compétence plus rapidement ou confier l'enquête au procureur de la république au lieu d'un parquet spécialisé.”

Pas de profit sans responsabilité assortie

Les associations ne se laissent pas abattre. Une nouvelle plainte avec constitution de partie civile a été déposée au tribunal judiciaire de Paris. Sherpa ne se fait cependant pas d’illusions. Anna Kiefer affirme que les plaignants ont parfaitement conscience de l’état de la justice, pauvre en moyens. “Si le juge d’instruction s’estime compétent, l’instruction prendra du temps.” Et l’enquête préliminaire qui s’achève n’aura pas été faite en vain : le juge d’instruction pourra y dénicher des éléments. Mieux encore, les plaignants participent à la procédure : les associations pourront demander un accès au dossier.

Sherpa souhaite à travers cette plainte “faire établir qu’une entreprise qui bénéficie du produit d’un crime se rend coupable de recel lorsqu’elle commercialise les produits fabriqués grâce à du travail forcé”, explique Anna Kiefer. Et de poursuivre : “Ce serait une première, le droit a du mal à prendre en compte les travers de la mondialisation, et les chaînes de valeurs.” Pour Sherpa, les entreprises ne devraient pas pouvoir faire du profit sans responsabilité assortie. Faire jurisprudence et faire du bruit. Les associations plaignantes attendent de cette procédure qu’elle participe à la médiatisation du problème ouïghour et à l’information du public.

Quand on demande à Anna Kiefer si le devoir de vigilance a un rôle à jouer, la réponse est négative. Il s’agit d’une action pénale et non civile. Il peut avoir une fonction complémentaire, pour aller chercher la responsabilité d’une entreprise au civil, mais son application demeure limitée par l’effet de seuils. Un point de négociations au sein des institutions de l’Union européenne pour son devoir de vigilance à l’européenne. “De nombreuses entreprises échappent ainsi à cette obligation. Et par ailleurs, il n’existe aucune liste des entreprises qui y sont soumises ce qui rend difficile leur identification.” L’association Sherpa a lancé son propre radar du devoir de vigilance, et identifié 263 entreprises recensées, dont 44 sans plan de vigilance (soit 17%).

Anne-Laure Blouin

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