Le marché des start-up du droit en France et en Europe, qui s'est beaucoup développé ces dernières années, a provoqué un large engouement outre-Atlantique. Face à l’accroissement de la concurrence dans le secteur, renforcée par des levées de fonds toujours plus importantes, une question : à quand la création d’un “géant européen” de la legaltech ?

Legalstart, Call a Lawyer, FoxNot, Predictice…  Ces noms se sont fait une place sur le marché franco-européen de la legaltech entre 2015 et 2018. Une autorégulation du marché et un Covid-19 plus tard, une concentration des acteurs s’est opérée, nourrie par les éditeurs comme Wolters et LexisNexis qui ont “commencé à croquer les acteurs de niche pour consolider leurs portefeuilles de produitsʺ, retrace Grégoire Miot, ancien avocat et trésorier de l’European Legal Tech Association (Elta). Mais aussi par les entreprises de legaltech elles-mêmes, qui se sont lancées dans l’acquisition de concurrents.

Ces dernières années, la legaltech française s’est mise à rêver d’ailleurs. Grégoire Miot sait l’expliquer : ʺOuvrir un bureau dans un autre pays peut se révéler utile, cela permet d’être privilégié par rapport à un acteur non européenʺ. Jus Mundi et Hyperlex l’ont bien compris. DiliTrust qui réalise la moitié de son chiffre d’affaires à l’étranger également. Rançon du succès, cette percée de la frenchtech à l’étranger inquiète les acteurs américains, lesquels sont devenus ʺtrès agressifs sur les marchés étrangersʺ grâce à l’attractivité du marché européen. L’Irlande et le Royaume-Uni étant la ʺplaque tournante” qui leur permet de pénétrer en Europe, explique Grégoire Miot. Une analyse confirmée par l'histoire d'App4Legal, fondée par Feras El Hajjar en 2019. Preuve en est : en termes de ventes, le Royaume-Uni arrive juste après le principal marché de la legaltech, soit les États-Unis. La société investit massivement dans le Vieux Continent : elle vise "une position de leardership", qui passera par une attaque "encore plus forte du marché européen".

Écart de taille

Le débarquement de la legaltech américaine en France présente plusieurs aspects délicats, tels que la différence entre la common law et le droit civil.  ʺS’implanter ailleurs, pourquoi pas,  juge Grégoire Miot, mais tout dépend du segment d’activité : il faut pouvoir adapter sa solution aux préférences locales.ʺ Pas de quoi freiner les américains qui disposent d’une assise confortable pour se développer et s’étendre à l’étranger car ils bénéficient d’importantes levées de fonds : 223 millions de dollars pour Rocket Lawyer, 62 pour Everlaw, et le milliard dépassé au total en 2021. Si les européens nourrissent des craintes d’ordre économique en observant ce phénomène, le trésorier de l’Elta y voit néanmoins un effet bénéfique. ʺCes gros acteurs viennent accélérer la maturité numérique des professionnels du droit et accélèrent leur prise de conscience.ʺ Ils stimulent la legaltech française, laquelle se montre déjà prometteuse et alimentée par des solutions pionnières comme Doctrine et Predictice. Le marché français, d'ailleurs, est ʺl’un des plus dynamiques avec l’Allemagneʺ estime Grégoire Miot. Il est spécial, aussi : "Sur ce marché, atteindre l'excellence n'est pas seulement une question de logiciel, c'est aussi une question d'assistance et de service", confie Feras El Hajjar. App4Legal propose de paramétrer l'application en français. C'est avantageux pour tout le monde : l'utilisation de la langue de Molière ouvre à la legaltech les portes d’une partie de l'Europe et de l'Afrique francophone.

Pour autant, le marché français ne possède pas encore son grand champion hexagonal. S'il émergeait, il pourrait lui-même réussir à impulser la création d’un ʺgéant européenʺ. Les levées de fonds de la legaltech française ont atteint 57,8 millions d’euros en 2021. Le cru 2022 s’annonce encore meilleur : il faut dire que DiliTrust, en juin dernier, réalisait une levée de fonds inédite sur le marché français : 130 millions d’euros, obtenus auprès de trois fonds d’investissement. Mi-octobre, LegalPlace annonçait à son tour une levée de 20 millions d’euros pour développer son offre à destination des créateurs d’entreprise. Pourtant, la legaltech française ʺne pourra pas conquérir le marché américainʺ, analyse Grégoire Miot. Si l’accélération des levées de fonds et les capitalisations des dernières années ont permis de réduire l’écart entre les entreprises de legaltech françaises et les start-up américaines, les tailles des marchés sont trop inégales. “Il y a cinq ans, il y avait dix à quinze ans d’écart entre la legaltech franco-européenne et celle des États-Unis. En cinq ans, l’écart s’est resserré autour de trois ans. Peut-être que dans les cinq prochaines années, l’écart pourrait s’annuler”, imagine Grégoire Miot. Les acteurs locaux ont l’ingénierie et les compétences pour faire de l’ombre aux américains.

Estève Duault

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