Xavier Corman (Aux captifs, la libération) : "Rejoindre le milieu associatif ne veut pas forcément dire se déqualifier !"
Décideurs Juridiques. Vous êtes aujourd’hui secrétaire général de l’association Aux captifs, la libération, mais vous n’avez pas toujours travaillé dans le milieu associatif. Quel est votre parcours ?
Xavier Corman. Je me suis formé en école de commerce. Pendant trente ans, j’ai exercé des métiers liés à cette formation. J’ai travaillé pour l’organisation de la Coupe du monde de football 1998, participé à la création d’une start-up, puis je suis devenu secrétaire général de Freshfields – avec le pilotage des fonctions finance, ressources humaines, communication, services généraux et informatique – pendant plus de dix ans. J’ai ensuite exercé des fonctions similaires dans une société de location immobilière puis chez Siaci Saint Honoré, pendant six ans. Et puis l'an dernier, à l'âge de 51 ans, j’ai souhaité partir. Cette page de ma vie professionnelle se tournait, je voulais m’orienter vers une activité en lien avec la solidarité. J’avais déjà une expérience du milieu associatif, puisque j’étais président bénévole depuis 2014 d’une association qui sert des repas aux personnes démunies dans le XVIIe arrondissement de Paris.
Le passage du monde de l’entreprise au milieu associatif a-t-il été difficile ?
Je veux dire à celles et ceux qui projettent de sauter le pas : certes l’équation économique n’est pas la même, mais ce n’est pas si différent. Lorsque j’étais directeur général de Freshfields, je travaillais pour des personnes d’excellence, exigeantes, confrontées elles-mêmes à une clientèle parfois difficile. Le travailleur social, dans l’absolu, fait un peu la même chose – naturellement, à ceci près que les personnes qu’il rencontre sont en très grande souffrance et vivent dans des tensions violentes. Cela va de pair avec une idée importante, selon laquelle le monde associatif aujourd’hui est un monde professionnel. On ne se déqualifie pas lorsque l’on choisit de l’intégrer : le monde associatif a besoin de compétences et de personnes qualifiées. Mes nouveaux collaborateurs sont différents de ceux que j’ai pu côtoyer dans mes précédents postes mais ils ont, eux aussi, le sérieux et le savoir-faire. Quelqu’un qui arrive de l’entreprise peut s’y retrouver, y compris professionnellement. Je n’ai pas eu à sacrifier l’épanouissement professionnel pour pouvoir suivre mes convictions. L’avocat qui se reconvertit dans l’associatif devra être très bon avocat s’il veut réussir ses nouvelles missions : il faut une approche combative, car les personnes que nous aidons doivent se battre pour faire valoir leurs droits.
"On passe d’une situation dans laquelle on travaillait pour les gagnants de la société à une situation où l’on va aider les autres, ceux qui n’en ont pas les moyens, à se défendre"
Il faut quand même peut-être se préparer à changer de bord…
Effectivement, l’autre aspect à prendre en compte, c’est que des professionnels de 30, 40 ou 50 ans se disent parfois : "J’ai coopéré avec les valeurs parfois rudes du capitalisme. Aujourd’hui j’ai changé, je veux sauver le monde." En réalité, il faut savoir à quoi s’attendre. On passe d’une situation dans laquelle on travaillait pour les gagnants de la société à une situation où l’on va aider les autres, ceux qui n’en ont pas les moyens, à se défendre. On change un peu de bord, ça doit venir d’une envie. Mais le message que je voudrais porter est le suivant : n’attendez pas que ce soit votre avenir professionnel qui se joue pour agir. Vous pouvez faire du bénévolat dès aujourd’hui. Il n’est pas nécessaire d’être politisé ou militant pour rejoindre une association. Certains sujets sont apolitiques. Bien sûr, il faut croire en quelque chose, nous devons essayer d’apporter des améliorations à un monde changeant et complexe.
Quelles ressemblances entre le monde de l’entreprise ou d’un grand cabinet et le milieu associatif ?
Il existe de nombreux points communs, mais le principal est celui de l’exigence. J’insiste, car il y a encore l’image d’un monde associatif qui serait un peu amateur. Tout comme les professionnels du droit se battent pour leurs clients, nous répondons à des appels d’offres de la Ville de Paris : nous devons par exemple présenter des dossiers irréprochables, étudier les financements. Nous travaillons actuellement à définir notre stratégie à cinq ans pour donner à l’association les capacités de se transformer. Les restructurations, les fusions ont appris aux entreprises à être en transformation permanente. Dans l’associatif, il peut y avoir une tendance à se dire que comme l’activité est orientée selon nos valeurs, il n’est pas nécessaire de se transformer. Une démarche stratégique est pourtant un atout pour une association. Il faut se structurer et adopter un fonctionnement proche de celui de l’entreprise.
"Mes dix années chez Freshfields ont aussi participé à cette transition"
Qu’avez-vous trouvé dans le milieu associatif que vous n’aviez pas en entreprise ?
J’ai trouvé davantage de bienveillance et un effet d’entraînement mutuel, qui se fait naturellement car nous avons la volonté de réussir ensemble. Notre activité a du sens, tous les jours, et l’envie partagée sublime tout. Autre différence : il n’y a pas beaucoup de "passagers clandestins" ni de personnes qui se contentent de ce qu’elles font : la plupart des travailleurs dans le milieu associatif s’engagent complètement, en viennent à penser qu’ils ne pourront sauver le monde que s’ils le sauvent tout le temps. C’est le sujet du surengagement, que l’on retrouve également en cabinet d’avocats. Mais c’est contreproductif, le risque de burn-out, d’épuisement et plus largement de risques psychosociaux est important.
Je suis satisfait, sans aucun esprit de revanche par rapport à l’entreprise ou aux différents univers dont je viens. Mes dix années chez Freshfields ont aussi participé à cette transition. Je me sens en phase avec mes valeurs. Je me suis toujours levé avec motivation, car j’étais animé par la nature du travail que j’exerçais et par la qualité des personnes avec lesquelles je travaillais. Désormais, je me lève avec, en plus, la satisfaction d’avoir donné du sens à ma carrière. Je sens que je contribue à quelque chose de positif, à la cohésion de la société.
Olivia Fuentes
Créée en 1981, l’association s’appuie sur ses 70 salariés – dont 50 travailleurs sociaux – et ses 350 bénévoles, présents à Paris, Lyon, Bordeaux et Nîmes. Ils vont vers les personnes exclues, sans domicile fixe ou en extrême précarité, et des personnes entraînées dans la prostitution – de rue ou "de bois". Nous allons à la rencontre des individus "à mains nues" , on ne propose pas de cafés ou de nourriture, simplement une rencontre. Ensuite, si la personne exprime le souhait d’être accompagnée, nous l’orientons vers les travailleurs sociaux de l’association. Outre l’accueil, Aux captifs, la libération propose des actions d’accompagnement, pour lutter contre l’addiction à l’alcool ou aider à la réinsertion professionnelle. Il y a un atelier couture et un atelier bâtiment, sous un statut juridique dédié (Oacas) notamment pour les femmes, hommes et transgenres qui se prostituent et sont prêts à s’engager dans une démarche pour en sortir.