La Paris Arbitration Week, qui s’est tenue du 28 mars au 1er avril, a été l’occasion d’évoquer les “stranded assets”, ces actifs rendus non rentables par une régulation adoptée par le pays d’accueil de l’investissement. Peut-on essayer d’anticiper qui de l’État, de l’investisseur ou des deux parties paiera la note ? L’éclairage de Matthias Cazier-Darmois, senior managing director de FTI Consulting.

Décideurs. Quand on parle de “stranded asset” de la transition énergétique, de quoi s’agit-il ?

Matthias Cazier-Darmois. Depuis longtemps déjà les scientifiques alertent sur les conséquences dramatiques des émissions de gaz à effet de serre sur le climat et les sociétés. La société civile y est de plus en plus sensible et nos gouvernants affichent désormais de grandes ambitions en matière de décarbonation pour maintenir la température à des niveaux compris entre +1,5° et +2,0° par rapport à l’ère préindustrielle. Pour concrétiser ces ambitions, il est nécessaire de réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre, qui émanent principalement de la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole ou gaz naturel). Dans la mesure où les énergies fossiles constituent la source d’énergie la plus abondamment disponible et la moins onéreuse, le marché seul ne permet pas d’envoyer les bons signaux et les États doivent intervenir au travers de régulations adaptées. Ces régulations passent typiquement par un renchérissement progressif du coût des énergies polluantes (par exemple par le biais de taxes ou en imposant des quotas d’émission et des droits à polluer payants) ou le subventionnement des énergies “propres”.

Avec la limitation ou l'interdiction des énergies polluantes, un certain nombre d’investissements deviendront inexploitables : les Anglo-Saxons parlent de “stranded assets”, littéralement “actifs échoués”. Il s’agit par exemple de réserves de pétrole qui ne pourront vraisemblablement pas être exploitées ou des centrales électriques à charbon, dont les coûts de production seront rendus prohibitifs (par exemple par les certificats carbone).

Quelles conséquences pour les investisseurs ?

L’enjeu financier est énorme : en 2020, TotalEnergies a par exemple déprécié ses réserves d’hydrocarbures pour un montant de près de 8 milliards d’euros. Le volume des réserves qui ne pourront sans doute pas être exploitées pour tenir les objectifs climatiques est colossal. Mais il ne s’agit pas que des réserves d’hydrocarbures : les plateformes d’extraction, les oléoducs, les gazoducs, les centrales électriques, etc., sont également concernés. L’amortissement de ces infrastructures a vocation à se faire sur plusieurs dizaines d’années et nombre de ces investissements ont été réalisés à une époque où les risques liés au changement climatique n’étaient pas perçus comme une priorité. Dans le contexte actuel, beaucoup ne pourront pas être exploités (et donc amortis) jusqu’à leur fin de vie théorique.

Les conséquences se répercutent en outre sur toute la chaîne de valeur : quand une centrale à charbon ferme, la mine de charbon qui alimente la centrale, l'entreprise qui transporte le charbon, ou l'infrastructure de transmission de la production électrique sont également touchées. Sur le plan global, les actifs touchés représentent des milliers de milliards d’euros d’investissement.

Si l’urgence des mesures de lutte contre le changement climatique ne fait plus débat, il n’y a pas de réponse simple à la question de savoir qui devra payer la note : les entreprises et les investisseurs devront-ils assumer, seuls, les conséquences des régulations, ou les États qui imposent ces régulations doivent-ils prendre à leur charge une partie de ces conséquences financières pour les investisseurs ? La question est complexe, d’autant plus que les mesures prises par les gouvernements ne sont pas toujours en phase avec les objectifs annoncés, ce qui peut les rendre difficilement prévisibles.

"Le volume des réserves qui ne pourront sans doute pas être exploitées pour tenir les objectifs climatiques est colossal"

Cette situation est-elle susceptible de donner lieu à des contentieux commerciaux ?

Oui, il devrait y avoir de nombreux contentieux. Commerciaux d’une part, entre partenaires opérant dans le cadre de contrats long terme dont l’équilibre économique sera bouleversé par les changements à venir (par exemple dans le cas de contrats “take-or-pay” prévoyant des volumes minimums qui ne pourront pas être respectés, ou des accords de partage de production dans l’industrie pétrolière). Les parties invoqueront alors la force majeure, les clauses de révision ou l’imprévision pour tenter de rééquilibrer les contrats.

Il y aura également des contentieux entre investisseurs et États, lorsque les mesures législatives rendront inexploitables, légalement ou économiquement, certains investissements. L’Allemagne et les Pays-Bas par exemple (comme la France d’ailleurs) ont choisi de fermer l’ensemble de leurs centrales à charbon d’ici 2030. L’Allemagne a accompagné cette mesure d’une indemnisation (partielle) des centrales concernées, mais les Pays-Bas n’ont prévu aucune compensation et deux énergéticiens ont engagé des poursuites contre les Pays-Bas. Tout en reconnaissant le caractère nécessaire des mesures destinées à lutter contre le changement climatique, ces entreprises sollicitent des compensations (qu’elles évaluent à plusieurs milliards d’euros) pour les pertes qu’elles estiment subir en raison de ces mesures réglementaires.

Dans ce cas, les investisseurs ont fondé leurs demandes sur le Traité sur la charte de l'énergie. Ce traité, signé par de plus de 50 États dans les années quatre-vingt-dix, initialement pour faciliter les flux de capitaux entre les États et les investissements dans le secteur de l’énergie, prévoit que les États signataires traitent les investisseurs des autres États signataires d’une de façon “juste et équitable” : pas d’expropriation des investissements sans compensation, pas de mesures discriminatoires par rapport au traitement des investisseurs domestiques, etc.

La France souhaite une réforme du Traité sur la charte de l’énergie et a même récemment appelé à un retrait de ce traité de l’Union européenne et de ses États membres, cela changera-t-il la donne ?

Nombre d’observateurs appellent en effet à une réforme de ce traité et considèrent qu’il risque de freiner la transition énergétique. Toutefois, même en cas de sortie, les États resteront vraisemblablement tenus aux obligations contractées pendant un certain temps en raison de la clause dite “crépusculaire” qui protège les investissements déjà réalisés pendant vingt ans après la sortie du traité. Ces traités existent donc pour le moment et les États y seront vraisemblablement attentifs, notamment en amont lors de la conception de ces nouvelles réglementations.

Au demeurant, l’issue de ces contentieux est incertaine. Il y a quelques années, les actions (très décriées) intentées sous l’égide de traités d’investissement par certaines entreprises du tabac contre des États qui avaient adopté des mesures antitabac pour lutter contre le tabagisme ont, par exemple, toutes échoué.

"Les circonstances de chaque cas d’espèce seront très importantes pour évaluer le mérite de ces actions"

Compte tenu de la complexité du débat, sait-on comment ces contentieux seront tranchés ?

Les tribunaux devront se demander si les modalités d’implémentation de ces nouvelles réglementations sont compatibles avec les obligations souscrites préalablement par les États au terme des traités qu’ils ont ratifiés. Les circonstances de chaque cas d’espèce seront très importantes pour évaluer le mérite de ces actions : on peut penser qu’un investisseur qui a réalisé son investissement à une période où les futures législations étaient difficilement prévisibles ne sera pas nécessairement traité comme un investisseur ayant investi en connaissance des risques auquel il s’exposait.

D'autres facteurs, comme les éventuels engagements des États au moment de l’investissement, les modalités d’implémentation des nouvelles règles (durée de préavis, existence d’une indemnisation, etc.), le degré d’amortissement de l’investissement, etc., seront aussi susceptibles de peser dans les décisions.

Est-ce qu’il y a eu déjà beaucoup d’affaires devant les tribunaux relatives au Traité sur la charte de l’énergie ?

Les tribunaux internationaux ont récemment eu à se pencher sur des contentieux relatifs aux énergies renouvelables : pour faire grossir leur parc de production de renouvelable, plusieurs pays, comme l’Espagne et l’Italie, ont mis en place des systèmes de subventions prévoyant des tarifs avantageux pour les investisseurs (des prix supérieurs au prix de marché garantis pendant un certain nombre d’années).

L’idée a trop bien marché et, se rendant compte que les prix étaient sans doute trop généreux, certains États ont souhaité réduire ces tarifs supposément garantis et/ou la durée sur laquelle ils étaient applicables. Certains investisseurs, estimant que la promesse sur le fondement de laquelle ils avaient investi n’était pas tenue, ont alors demandé réparation en invoquant les provisions du Traité sur la charte de l’énergie. De nombreuses décisions ont déjà été rendues dans ces affaires et la diversité des solutions retenues montre que les questions soulevées par ce type de litiges sont complexes sur les plans tant légal qu’économique. La valorisation de l’éventuel préjudice soulève en outre des questions complexes.

L’Allemagne a également fait face à des réclamations, lorsque le gouvernement a décidé de sortir du nucléaire après Fukushima pour des raisons liées aux risques posés par ces installations. Un investisseur (Vattenfall) a alors demandé une compensation pour la fermeture prématurée de ses centrales, invoquant également les provisions du Traité sur la charte de l’énergie. Le litige a été porté devant un tribunal arbitral et s’est finalement réglé par un accord transactionnel. Toutefois, aucune de ces actions n’était légitimée par la nécessité de lutter contre le changement climatique. Reste donc à voir comment les tribunaux trancheront des questions relatives aux investissements échoués de la transition énergétique.

Propos recueillis par Olivia Fuentes

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