Dans un arrêt du 26 janvier 2022, la Cour de cassation a pour la première fois reconnu que certaines communications internes à une entreprise pouvaient être couvertes par le secret professionnel de l’avocat. Laure Lavorel, présidente du Cercle Montesquieu, et Frédéric de Bure, partner de Cleary Gottlieb et avocat de l’entreprise concernée par cette affaire, discutent des conséquences pratiques et des perspectives que laisse entrevoir cette décision.

Décideurs Juridiques. Pouvez-vous commencer par faire un rappel des faits dans cette affaire ?

Frédéric de Bure. Tout a commencé en 2013. L’Autorité de la concurrence (ADLC) a effectué des perquisitions chez un certain nombre d’acteurs de l’électroménager. Nous travaillions alors pour une entreprise qui n’avait pas été perquisitionnée mais qui nous a demandé de faire une analyse de ses pratiques. Nous avons rédigé un mémo détaillant les risques au regard du droit de la concurrence si l’Autorité étendait son enquête à ladite entreprise et listé tous les mails problématiques que nous avions trouvés chez eux en annexe. Par la suite, la direction juridique a partagé en interne des comptes-rendus de nos réunions rédigés par les juristes et envoyé des mails qui résumaient notre mémo et formulait sur cette base des recommandations stratégiques pour la mise en conformité de l’entreprise.

Un an et demi plus tard, l’ADLC réalise de nouvelles perquisitions au cours desquelles elle saisit notre mémo et ses annexes ainsi que les mails de la direction juridique. Nous nous sommes fermement opposés à la saisie de ces correspondances qui, pour nous, relevaient du secret professionnel de l’avocat mais l’Autorité n’en a pas tenu compte. Nous avons donc fait des recours pour remettre en cause la régularité des opérations de saisie en allant jusqu’à nous pourvoir en cassation.

Décideurs Juridiques. Quelle a été la décision de la Cour de cassation ?

Frédéric de Bure. Elle a considéré que notre mémo, ses annexes mais aussi les correspondances internes à l’entreprise basées sur nos conseils étaient couverts par le secret professionnel ce qui les rendait donc insaisissables. C’est la première fois que la Cour de cassation estime que des communications internes à l’entreprise peuvent être couvertes par le secret professionnel de l’avocat.

"L’objet du secret n’est plus la consultation de l’avocat mais ce que la direction juridique de l’entreprise en fait : on sort du cadre de l’application du conseil pour passer dans celui de son exécution concrète et opérationnelle."

Laure Lavorel. Cet arrêt va plus loin que la protection du simple copier-coller ou de la synthèse des conseils d’un membre d’un barreau : il couvre également le plan d’action des juristes, basé sur ces conseils. Si la substance de la protection par le secret reste le conseil de l’avocat, on peut ici presque parler de "droit dérivé du secret professionnel". L’objet du secret n’est plus la consultation de l’avocat mais ce que la direction juridique de l’entreprise en fait : on sort du cadre de l’application du conseil pour passer dans celui de son exécution concrète et opérationnelle.

Décideurs Juridiques. Quelles seront les conséquences pratiques d’une telle décision ?

Frédéric de Bure. Le critère utilisé par la Cour de cassation est celui de l’objet essentiel : si l’objet essentiel de la communication interne est le conseil de l’avocat dans le cadre d’une stratégie de défense, celle-ci est couverte par le secret professionnel. Il y a une marge de manœuvre car on ne parle donc pas d’objet exclusif mais d’objet essentiel. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure les conseils de l’avocat doivent se rattacher aux correspondances pour que celles-ci soient couvertes par le secret professionnel. Ce qu’on peut dire, c’est que le point de départ de la communication doit être le conseil de l’avocat, à partir duquel le juriste peut apporter son appréciation pratique ou stratégique.

Laure Lavorel. Même si on est encore loin des revendications des juristes d’entreprises qui demandent la reconnaissance d’un legal privilege à la française, cette décision est un petit pas dans la bonne direction avec des conséquences pratiques importantes pour les juristes qui pourront désormais plus facilement exploiter le travail des conseils externes.

Décideurs Juridiques. Cet arrêt pourrait-il faire évoluer les relations entre les autorités de contrôle et les entreprises ?

Laure Lavorel. Il faut lire l’arrêt en creux. Pour moi, il envoie un message aux autorités : il faut arrêter de jouer aux gendarmes et aux voleurs pour plutôt collaborer avec les entreprises. L’objectif de leurs enquêtes ne doit pas systématiquement être d’épingler ces dernières. Dans cette affaire, il y aurait eu un manque d’équité violent à condamner une entreprise qui a souhaité assainir ses pratiques. C’est là où l’arrêt a une forte symbolique car il consacre l’évolution vers une justice collaborative, qui est plutôt lente en France. Il s’agit de reconnaître que les directions juridiques sont en quelque sorte des auxiliaires de justice qui doivent par tous les moyens essayer d’enrayer les pratiques illégales. En empêchant les juristes d’être couverts par une forme secret professionnel, on ne leur permet pas d’atteindre cet objectif.

Frédéric de Bure. C’est un petit pas en avant qui peut ouvrir sur de grandes perspectives, notamment celle du développement de la culture de la compliance en entreprise. Malgré cela, la Cour de cassation fait encore référence aux droits de la défense dans cet arrêt : on est encore dans le défensif et pas dans le préventif.

"Cet arrêt a été perçu comme un signe encourageant par les grandes entreprises internationales."

Décideurs Juridiques. Comment est accueillie cette décision par la communauté juridique internationale ?

Frédéric de Bure. Énormément d’attention est donnée à cet arrêt car la position de la France sur le secret professionnel est souvent difficile à comprendre au niveau international. Dans les enquêtes multijuridictions, il faut souvent essayer de combiner le secret professionnel des avocats à la française avec le legal privilege anglo-saxon, ce qui crée des interférences. Cet arrêt ne règle pas le problème mais il a été perçu comme un signe encourageant par les grandes entreprises internationales.

Laure Lavorel. Il y a aussi une vraie question d’attractivité de la place de droit parisienne. Même si vis-à-vis des autorités de contrôle, un choix de juridiction n’est pas possible, les entreprises internationales perçoivent d’un mauvais œil l’absence de secret professionnel pour les juristes d’entreprise. Inversement, un signal, certes faible mais positif, comme cette décision peut renforcer l’attractivité de la place parisienne. Elle apparaît comme un espace sécuriser, où il fait bon de faire des affaires et du contentieux. Ce type de décision redore l’image de la France et des juristes français.

Propos recueillis par Léna Fernandes

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