Réguler les big tech, c’est son leitmotiv depuis qu’elle est arrivée à l’Assemblée nationale sous les couleurs d’En Marche. Laetitia Avia a esquissé la loi qui porte son nom, participé au texte sur le séparatisme, travaillé avec Bruxelles sur le Digital Services Act. Et se réjouit que la France tout comme l’Europe aient réussi à trouver le bon équilibre : un cadre solide, mais suffisamment flexible, pour encadrer les plateformes.

Décideurs. Le Digital Services Act a été validé par le Parlement européen le 20 janvier. Les négociations doivent désormais s’ouvrir entre les États membres pour aboutir à une version finale du texte. Pendant la présidence française de l’Union européenne, qui entend faire du numérique l’une de ses priorités ?

Laëtitia Avia. L’adoption du DSA, si rapidement, était inespérée. Lorsque j’ai travaillé avec les commissaires européens à la finalisation de cette proposition de règlement, je n’imaginais pas qu’il puisse aboutir aussi vite. Il y avait tout de même, dans les États membres, des positions très divergentes sur l’approche à avoir avec les géants du numérique. Mais on a pu constater, tous ensemble, les conséquences désastreuses qu’ils avaient dans le quotidien de nos concitoyens, dans les atteintes portées à la démocratie. Tous ces constats ont fait converger les États, sous l’impulsion française. La France a été très présente dans les négociations collégiales et entre états membres pour faire aboutir ce texte. Nous sommes désormais dans la période des trilogues. Le Président l’a mentionné devant le Parlement européen : la régulation des plateformes est une priorité du semestre. Je n’imagine pas que cela n’aboutisse pas.

"Aujourd’hui, ce qu’il faut, c’est le DSA, tout le DSA"

Est-ce qu’il y a, pour vous, des points sur lesquels la France ne doit pas transiger pendant les négociations entre États membres ?

Je pense qu’aujourd’hui, ce qu’il faut, c’est le DSA, tout le DSA. Au contraire, il y a des sujets sur lesquels on peut même essayer d’aller plus loin. Mais les équilibres qui ont été trouvés sont des équilibres a minima, et déjà suffisamment exigeants. C’est ce qu’il faut pour que le modèle de régulation fonctionne.

Un rapport sénatorial paru mi-décembre voit le DSA comme “une occasion manquée de réformer réellement le cadre juridique pour les géants du Net”, en matière de publication des algorithmes ou de signalement des contenus illicites. Qu’en pensez-vous ?

Sur ces points-là, le texte est très précis et exigeant. Il ne faut pas oublier que le secret des affaires doit pouvoir s’appliquer, sans pour autant être opposable au régulateur. C’est ce qui est prévu aujourd’hui dans le DSA : le régulateur aura accès aux algorithmes. Il y a toutefois un point de débat, sur lequel je pense qu’on peut aller un peu plus loin :  si le régulateur travaille avec des chercheurs par exemple, ces chercheurs devraient aussi pouvoir avoir accès à ces algorithmes, sous réserve qu’ils travaillent en lien avec l’autorité de régulation.

Sur le signalement, le DSA indique qu’il doit être clair, accessible, traité dans les délais les plus rapides possible, et d’autant plus vite s’il émane d’une autorité. Je trouve que c’est un régime solide. Il ne faut pas oublier qu’en vertu de la loi allemande, Facebook a été sanctionné à cause de ses procédures de signalement cartout était fait pour que le signalement soit dissuasif. Là, l’objectif du DSA est de faciliter l’expérience utilisateur et le recours au signalement. Mais il n’y a pas de délai de retrait.

"Le DSA pourrait en effet pleinement raviver l’esprit de ma proposition de loi"

La mise en place d’un délai de retrait était pourtant la disposition phare, censurée par le Conseil constitutionnel, de votre proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet. Le DSA pourrait-il permettre de raviver l’essence de la loi Avia ?

Je suis moi-même revenue sur l’idée d’un délai fixe, en l’occurrence de 24 heures. Mais oui, le DSA pourrait en effet pleinement raviver l’esprit de ma proposition de loi. J’ai travaillé avec Thierry Breton, le commissaire responsable du marché intérieur, sur ce texte. Le règlement permet aux législateurs nationaux de fixer des délais de retrait. Il est donc compatible avec le fait de dire qu’en France, ces contenus doivent être retirés sous 24 heures. Il n’impose pas ce délai car depuis que ce calendrier de retrait a été fixé – mes travaux datent de 2018 –, le numérique a évolué. J’ai observé de nombreuses situations pour lesquelles 24 heures auraient été bien trop longues. Puisqu’on veut établir une réglementation qui a vocation à durer dans les prochaines décennies, il vaut mieux ne pas fixer de délais qui pourraient devenir inadaptés. Ne pas imposer de délai, c’est appeler à agir le plus vite possible. Finalement, c’est même plus exigeant vis-à-vis des plateformes.

Pas de frustration, alors, liée à la censure de votre proposition de loi par le Conseil constitutionnel ?

Il y en a eu à l’époque, mais je pense que c’était pour le mieux. C’était reculer pour mieux sauter. On a ensuite voté un pré-DSA dans  la loi séparatisme, que j’ai portée également, tout en préparant en parallèle les dispositions européennes. Je suis satisfaite et heureuse de voir ce travail aboutir.

Avec le Digital Services Act et le Digital Markets Act, “l’Europe espère reprendre le contrôle sur internet”, a glissé Thierry Breton. Derrière ces textes, c’est donc une question de souveraineté numérique ?

C’est clairement une question de souveraineté. C’est réaffirmer notre puissance et notre état de droit. C’est européaniser ces géants du numérique, qui sont américains ou chinois. Leur dire qu’ils vont avoir un responsable légal en Europe, et qu’ils seront obligés de répondre aux réglementations européennes, sous peine de sanctions lourdes.

"Si ces géants du numérique avaient investi autant dans la lutte contre la haine en ligne que dans le lobbying, on n’en serait pas là"

Vous faites partie d’une mission d’information visant à promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne. Un rapport de juin 2021 dépeint une Europe “nain numérique”. Comment faire, pour renforcer la souveraineté numérique de la France et de l’Europe ?

Je n’adhère pas nécessairement à tous les propos figurant dans le rapport, mais je crois que la souveraineté peut s’affirmer de diverses manières. Je ne crois pas que nous aurons un Google ou un Facebook européens. Il y a des concurrents européens, et vertueux, qui émergent. Mais faut-il des "géants européens" ? En revanche, je pense que l’Europe peut être le champion de la régulation des plateformes et de la protection des internautes. L’idée n’est donc pas forcément de faire naître des géants de la tech à l’européenne. En France, la barre des 26 licornes a été franchie en ce début d'année 2022, et nous pouvons en être fiers. Je crois qu’elles correspondent un peu plus à notre identité. Après tout, contrairement aux grands espaces et grandes constructions américaines, l’Europe  reste le continent du "plus petit".

Depuis l’adoption du Digital Markets Act, Google a intensifié son lobbying. Faut-il encadrer davantage le lobbying des géants du numérique ?

Le lobbying fait partie de la vie publique, il faut vivre avec. Je le vois depuis quatre ans, dans toutes ses composantes. Ce qui est important, c’est de l’identifier et de ne pas tomber dans le piège. À quelques semaines de la publication du projet de DSA/DMA, une fuite venant de chez Google a permis de découvrir la stratégie qui avait été lancée vis-à-vis de Thierry Breton. C’était une stratégie indigne, qui reposait sur de la décrédibilisation, des attaques personnelles. J’en ai fait les frais aussi. Il faut que nos concitoyens ne soient pas dupes. Si ces géants du numérique avaient investi autant dans la lutte contre la haine en ligne que dans le lobbying, on n’en serait pas là.

"Ces nouveaux textes doivent nous permettre d’anticiper ce qui n’existe pas encore, d’où les formulations volontairement larges"

Le texte européen qui gouvernait le numérique jusqu’à présent, c’est la directive sur le commerce électronique, adoptée il y a vingt ans. Faudra-t-il attendre encore vingt ans pour réguler de nouveau ?

L’objectif du paquet DSA/DMA est de fixer un cadre qui soit suffisamment solide, mais qui nous laisse toutes les capacités de faire preuve de flexibilité sur ces nouveaux sujets. La directive e-commerce était trop stricte, il fallait entrer dans des cases. Ces nouveaux textes doivent nous permettre d’anticiper ce qui n’existe pas encore, d’où les formulations volontairement larges.

La "clause d’introspection", qui exige des plateformes qu’elles produisent un rapport annuel pour analyser les atteintes portées aux droits fondamentaux par leurs activités, nous permettra de suivre toutes les évolutions et de prévoir l’adaptation des réglementations en conséquence. Un exemple ? Sur une plateforme comme Snapchat, il y a deux ans on s’inquiétait surtout de l’émergence de défis dangereux entre adolescents. Aujourd’hui, on s’interroge aussi sur la conséquence de la disparition rapide des snaps dans les pratiques illicites (trafics, comptes fisha etc).

Pendant la PFUE, ou à l’échelle française, d’autres sujets sont-ils sur le feu ?

Pour la PFUE, le programme est déjà bien fourni. C’est un exploit que l’on ait réussi à avancer si vite. Il faut se réjouir, aussi, que l’on aille sur le sujet de la désinformation. Il y a une telle envie de tous les États de protéger nos démocraties que cela devient une nécessité.

À l’échelle nationale, nous travaillons sur le contrôle parental, des éléments de protection des mineurs, de notre démocratie. À titre personnel, je travaille sur un nouveau projet pour construire un habeas corpus numérique. L’ensemble de nos droits fondamentaux a une résonance différente sur l’espace numérique. Il faut questionner ces droits pour déterminer comment les appliquer, comment les renforcer, comment les décliner à l’échelle numérique. Je déposerai peut-être un texte prochainement.. Dès le vote de ma première proposition de loi, j’ai su que je ne m’arrêterai pas là.

Propos recueillis par Olivia Fuentes

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