Si le legal design était il y a encore très peu de temps une méthode de travail réservée à un petit nombre d’initiés, il est aujourd’hui l’une des clés de la performance de la fonction juridique. La croissance d’une start-up comme Amurabi, créée en 2018, en est l’illustration. Sa fondatrice, Marie Potel-Saville, détaille les évolutions de son activité tout en répondant aux critiques adressées par les utilisateurs à l’encontre des acteurs de la legaltech.

Décideurs Juridiques. De nombreux utilisateurs de la legaltech la considèrent trop éloignée de leurs besoins. L’approche de votre agence d’innovation par le design est orientée vers la résolution des problèmes. Qu’est-ce que cela signifie ?

Marie Potel-Saville. Cela signifie que nous ne nous attachons pas à utiliser la technologie pour utiliser la technologie. Nous cherchons d’abord à identifier les besoins, les points de friction et les contraintes des utilisateurs grâce à des entretiens, l’étude de profils, de parcours ou encore la réalisation d’atelier de co-création. Ensuite, nous déployons des solutions dont la forme varie : support écrit, vidéo, images, site web assisté de pop-up d’information pour orienter le visiteur, signature électronique, etc. Une partie de la legaltech  se concentre sur la proposition d’une  solution technologique quel que soit le problème. L’automatisation des contrats en est un bon exemple : un contrat dont la structure, le ton et la forme créent des tensions voire des incompréhensions peut être automatisé : il y aura certes un gain de temps pour le remplir, mais cela ne résoudra pas les problèmes de fond et le manque d’appropriation par les utilisateurs.

Amurabi, créé en 2018, a ajouté à sa brique initiale – le legal design – des fonctionnalités en matière de contract management. Pourquoi ?

De nombreuses grandes entreprises nous sollicitaient pour des raisons identiques : le client final ne comprenait pas leurs contrats, ce qui ralentissait l’exécution de leurs partenariats et constituait une source de risques pour les opérationnels. Nous travaillions alors sur une grande variété de contrats, de l’accord de confidentialité au partenariat entre laboratoires et biotechnologies en passant par les CGV, CGA, les contrats d’influenceurs, les contrats cadres… Or, le problème essentiel de ces contrats est qu’ils ne sont pas lus. La signature à l’aveugle, qui est le cas de 99 % d’entre eux, empêche une bonne compréhension des engagements alors qu’il s’agit justement du point de départ de tout partenariat. À quoi sert ce contrat ? Qui va s’en servir ? Ils sont le plus souvent conçus par des juristes de manière défensive à l’attention d’autres juristes à des fins de prévention des risques. Leur finalité est donc avant tout de se protéger en cas de contentieux alors que moins de 1 % d’entre eux font l’objet d’un litige. Les juristes doivent comprendre que la finalité du contrat est avant tout de servir une relation commerciale – ce qui n’empêche en rien la maîtrise des risques au travers du contrat, au contraire.

Que faites-vous concrètement pour cela ?

Nous définissons les points de friction des utilisateurs finaux des contrats pour les résoudre un à un. Travailler uniquement sur la forme ne permet pas de régler chaque problème. Il faut souvent commencer par trouver les versions archivées, identifier celle qui est en cours d’exécution pour comprendre son contenu, interpréter les clauses et en déterminer les applications. Cela pousse à utiliser la méthode du design de service que nous proposons afin de mettre l’accent sur les interactions entre utilisateurs, à savoir le contract management.

Par exemple, parmi les 700 juristes que regroupe Orange dans le monde, beaucoup avaient le sentiment face aux outils de legaltech de "nourrir la machine" sans que jamais cette dernière ne les serve. La meilleure façon de répondre à leurs craintes était de les écouter et de coconstruire une solution adaptée.

Il est souvent reproché à la legaltech de manquer de transversalité. Que répondez-vous ?

Il est vrai que l’un des problèmes majeurs de la legaltech et plus généralement de la tech, c’est l’accumulation des outils. Nous n’avons cessé d’ajouter des couches, créant ainsi un empilement d’une complexité infernale. On s’y perd.

Si la low tech et le no-code permettent de résoudre le problème, c’est cette solution qui doit être privilégiée

Chez Amurabi, nous nous intéressons à tous les utilisateurs, pas uniquement aux juristes. Par exemple, pour Renault, nous avons créé une plateforme d’interactions entre opérationnels et juristes sur les sujets couverts par la direction juridique : données personnelles, réglementation entourant l’utilisation de l’intelligence artificielle… Les clients internes y sont accueillis dans leurs démarches, en partant de leur point de vue business, puis guidés vers le bon interlocuteur, le bon document support, le bon outil de travail. Cette plateforme a été conçue à partir de plusieurs ateliers où nous avions invité un échantillon représentatif des fonctions recourant aux juristes afin de co-créer cette plateforme. Nous avons compilé les fruits de ces travaux sur Sharepoint, sans aucun développement.

Car, finalement, être orienté vers l’utilisateur présente l’intérêt de ne pas se concentrer sur l’outil avant tout, mais sur la résolution des problèmes. Si la low tech ou le no-code permettent cela, c’est cette solution qui doit être privilégiée, même si l’interface n’est pas aussi belle que si nous l’avions designée intégralement.

Pensez-vous que la solution commercialisée par une start-up du droit doit être prête à l’usage ou qu’au contraire ses fonctionnalités doivent être adaptées à chaque utilisateur ?

Ce qui important, c’est l’honnêteté sur le stade de développement réalisé. Voici notre méthode de travail : nous réalisons un prototype qui est testé grâce à des ateliers avec les utilisateurs et des grilles de référentiels. Cette phase d’itération passée, nous pouvons livrer le produit. Nous avons par exemple étudié des centaines d’accords de confidentialité (NDA pour Non-Disclosure Agreement) afin de tenter de créer un modèle numérique. Il a été bêta-testé par une cinquantaine de clients qui chaque mois nous remontaient les difficultés rencontrées afin d’améliorer le produit. Ce processus d’amélioration continue grâce aux retours utilisateurs est la base de notre travail.

Que répondez-vous à ceux qui jugent la legaltech insuffisamment sécurisée ?

C’est une question de base que les clients doivent se poser et si les réponses apportées ne sont pas satisfaisantes, je conseille de passer son chemin. Cela permet de faire le tri entre les acteurs sérieux et les autres. Pour nous, stocker les données en Europe est une nécessité absolue et les serveurs de nos NDA sont en France. Il est vrai néanmoins que la cybersécurité absolue n’existe pas, une faille arrivera un jour ou l’autre. L’essentiel est d’avoir déterminé des processus pour limiter les risques en cas de faille.

Et concernant le défaut d’API ?

L’interfaçage entre une multitude d’outils demeure une difficulté, c’est certain. Pour autant, il faut sortir de la pensée magique selon laquelle en appuyant sur un bouton, tout sera réglé. Nous observons encore une forme de précipitation de la part des juristes, surtout lorsqu’ils sont assez dépourvus d’outils numériques. L’intelligence artificielle en elle-même n’existe pas, tout dépend de la façon de nourrir l'algorithme (qualité des données, volume, tests…). Encore une fois, l’innovation ne doit pas uniquement être acceptée par le prisme de la technologie, mais doit avant tout intégrer les besoins des utilisateurs. À partir de là, les outils du droit doivent être pensés d’abord comme des interfaces entre les utilisateurs, puis au besoin des interfaces entre les outils eux-mêmes. 

Propos recueillis par Marine Calvo

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