Professeur en droit privé à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas depuis de nombreuses années, Hervé Lecuyer est un spécialiste du droit des assurances. Il revient pour Décideurs sur la perte d’exploitation sans dommage, au cœur de l’actualité depuis le début de la crise sanitaire, ainsi que sur le regain d’intérêt pour les captives d’assurance.

Décideurs. Depuis le début de la crise sanitaire, on parle beaucoup de pertes d’exploitation sans dommage et selon l’ACPR, seulement 7 % des entreprises pourraient être indemnisées à ce titre. Mais dans quel cadre cette police a-t-elle été créée par les assureurs ?  

Hervé Lécuyer. Il est finalement assez difficile de resituer la genèse de cette couverture. On évoque à raison l’hypothèse de l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull qui a paralysé le secteur aérien pendant de nombreux jours en 2010. Les assureurs se sont alors posé la question de l’adaptation des polices et des garanties au cas des pertes d’exploitation sans dommage. L’éruption de ce volcan a ainsi soulevé la question de l’adaptabilité de ces garanties à un cas où on était en présence de pertes d’exploitation, mais sans que leur cause efficiente se trouve dans un dommage matériel lui-même garanti.  

On voit donc bien que ce sont des problématiques qui ne se posent que ponctuellement et qui provoquent une réelle difficulté à la pratique et à la théorie. Le chiffre de l’ACPR est tout à fait éloquent et j’ai trouvé la position de l’autorité très sage car elle avançait avec grande prudence, retenant une analyse très objective de la situation et du contenu des polices.  

Qu’entendez-vous par là ? 

Lorsque l’ACPR a livré une analyse démontrant l’extraordinaire diversité des polices d’assurance existantes, elle a établi une sorte de classement en trois catégories des contrats car il était impossible de dépasser le chaos des espèces. C’est assez significatif et cela mérite d’être pleinement connu. Cela explique d’abord le fait que le contentieux qui, pour le moment, est exclusivement du ressort des juridictions du fond, part dans tous les sens puisque nous sommes en présence d’un contentieux d’interprétation de polices extrêmement diverses. Elles sont rédigées de manière très disparate car de très nombreux acteurs – des compagnies d’assurance, aux réassureurs et aux courtiers – rédigent les clauses. Il existe d’autres éléments qui contribuent à cette diversité, et notamment un élément plus technique : en France, on fonctionne davantage sur des polices dites « tous risques sauf », contrairement aux pays anglo-saxons qui privilégient la logique du « péril dénommé ».  

Pouvez-vous justement nous expliquer cette différence de tradition entre la France et le monde anglo-saxon ?   

En France, nous partons d’une définition très généreuse des risques garantis : on en définit le périmètre largement et on fonctionne ensuite selon une logique d’exclusions. Et il en existe évidemment beaucoup dans les polices d’assurance ! Ces exclusions servent en quelque sorte à définir a posteriori le périmètre exact de la garantie contractuellement offerte par l’assureur. À l’inverse, les Anglo-Saxons utilisent les polices dites à « périls dénommés » énumérant directement les risques garantis. Ainsi, le travail de délimitation et de définition du périmètre de garantie a été fait en amont d’un sinistre. 

"La création d'une captive est une vraie tentation pour les grandes sociétés"

Pourquoi le modèle anglo-saxon est-il plus intéressant ?  

Car en France, nous tombons sur des polices « tous risques sauf » avec un périmètre de garanties assez large mais surtout avec des clauses d’exclusions mal fixées, sujettes à interprétation. Les assureurs n’avaient par exemple pas vu venir le risque de pandémie ! Ainsi, une partie des 7 % des entreprises qui pourraient être indemnisées au titre des pertes d’exploitation sans dommage, que vise l’ACPR, est commandée par notre logique française du « tous risques sauf » vouée à interprétation. Avec la crise sanitaire, beaucoup pensent aujourd’hui qu’on aurait intérêt à basculer sur des polices à « périls dénommés ».  

Et est-ce que la France est prête à changer d’approche ?  

Beaucoup de professionnels du secteur de l’assurance ont proposé de basculer vers le « péril dénommé ». Mais la pratique du « tous risques sauf » est très ancrée en France. S’il devait donc y avoir une révolution de ce côté-là, elle serait très lente et longue à venir.  

Se dirige-t-on vers la fin de l’assurabilité des pertes d’exploitation sans dommage du fait du peu d’indemnisation ? Faut-il trouver un nouveau modèle ?  

Il est encore difficile de savoir vers où le marché va s’orienter. Il est important toutefois de noter que les pertes d’exploitation ne sont pas définies par le Code des assurances ni par une réglementation européenne. Elles sont un « risque mal né » car mal défini. On peut donc penser que leur avenir est sombre. Certes, mais je trouve en même temps que ce à quoi on assiste est assez rare : la manière dont la société tout entière s’est emparée de cette problématique face au désarroi des professionnels touchés de plein fouet par la crise sanitaire. L’assurance joue un rôle structurant dans la vie économique et sociale d’un pays. On remarque toutefois que beaucoup d’assureurs ont pris le parti d’insérer au cours de la crise des « clauses Covid » ayant pour but d’exclure à l’avenir la couverture des pertes d’exploitation non consécutives à un dommage matériel. On voit donc bien qu’il y a une volonté de marginalisation. Mais n’existe-t-il pas un besoin social auquel l’assurance doit répondre ? On se heurte donc ici à une vraie difficulté tant financière qu’économique puisqu’on est en présence d’un risque que beaucoup pensaient inassurable : lorsqu’on fonctionne dans une logique assurantielle classique, le risque est analysé et n’est pas systémique, car si toute la mutualité souffre d’un même sinistre, c’est la négation même de la technique de l’assurance. On ne peut qu’être sensible à cet élément.  

"Il y a eu en général un déficit pédagogique de la part des assureurs."

Dans le passé, nous avons connu des situations relativement proches de la pandémie de Covid-19. Par exemple, les catastrophes naturelles n’étaient pendant très longtemps pas considérées comme assurables. Mais finalement, on a considéré que sociologiquement et socialement les risques de cette nature devaient l’être. On a donc fait preuve d’imagination et d’inventivité, en prévoyant notamment une garantie s’imposant comme obligatoire dans des contrats de dommages aux biens. Finalement, on a trouvé des solutions pour des risques qui semblaient mal convenir à la logique même de l’assurance : l’inassurabilité ne pouvait sociologiquement pas faire l’objet d’un discours audible. Et je me demande si nous n’en sommes pas là aujourd’hui avec les pertes d’exploitation liées à un phénomène pandémique ou aux réactions administratives faisant suite à un tel phénomène.  

Les assureurs ont-ils loupé le coche pour expliquer le principe de l’assurance au moment de la crise sanitaire ?  

Il y a eu en général un déficit pédagogique de la part des assureurs. Mais je pense qu’ils ne recommenceront pas cette erreur à l’avenir. Je suis convaincu que tout le monde peut comprendre ce qu’est une mutualité ou comment la situation actuelle ne s’accorde pas avec la logique qui sous-tend l’assurance. Un clair discours aurait peut-être permis d’éviter une critique subjective, excessive envers les assureurs.  

Le marché de l’assurance a été quelque peu malmené par la crise sanitaire, entraînant notamment un durcissement du niveau de franchise et des hausses tarifaires. La création de captives d’assurance est-elle la solution pour les entreprises ?  

Au fond, on n’est jamais mieux servi que par soi-même ! On voit bien que la création d’une captive est une vraie tentation pour les grandes sociétés. Il n’en reste pas moins que sur les plans français et européen, la réglementation de ces captives demeure contraignante quant à leur création et à leur fonctionnement. De deux choses l’une : soit on se convainc de la pertinence, de l’utilité de la captive, mais à ce moment-là, il faut un grand élan de simplification dans leur réglementation, soit on considère qu’au fond cela fausse un peu le marché de l’assurance, privilégiant les grandes entreprises par rapport aux PME et aux ETI, et il faut abandonner l’idée de la captive. Nous sommes en ce moment dans une sorte d’entre-deux qui n’est pas tenable. Soit on simplifie la création des captives, soit on met un terme à leur existence !  

"Il faut toujours retirer quelque chose de positif des situations de crise."

La pandémie a coûté très cher aux assureurs. Mais quel est son impact sur la réassurance ? 

Il est vrai qu’on ne parle pas assez de la dimension réassurance alors que la relation entre un assureur et son propre assureur est absolument fondamentale !  

Pour l’essentiel, les réassureurs se sont retrouvés dans la crise dans la même situation que les assureurs : comme l’a récemment indiqué Jean-Paul Faugère, vice-président de l’ACPR, la crise du Covid-19 a d’abord été une crise de l’actif, ce sont les marchés qui ont été en première ligne. Si on se place du côté du passif, on a certes eu des sinistralités à la hausse, mais également d’autres à la baisse, telles que l’assurance auto ou encore l’assurance habitation. Ainsi, le péril ne s’est pas tant révélé du côté passif que du côté actif dans le bilan des entreprises d’assurance et des réassureurs.  

Sur certains marchés, les réassureurs occupent une place essentielle et vont ainsi donner des directives aux assureurs, par exemple l’indication de ne pas couvrir les pertes d’exploitation. Mais il n’en demeure pas moins que, durant la crise du Covid-19, certains assureurs ont payé des indemnités au titre de la garantie des pertes d’exploitation et ont envoyé la note aux réassureurs. On peut imaginer que cela a pu engendrer quelques débats.   

Réassureurs et assureurs ont désormais compris l’importance de bien rédiger leurs contrats. Ils se sont en effet rendu compte à l’épreuve de la crise sanitaire que certaines clauses étaient très défectueuses, qu’il y avait des incohérences ou des contradictions intrinsèques aux contrats. À n’en pas douter, ces derniers verront à l’avenir leur rédaction s’améliorer.   

Que retirer de la situation ? 

Il faut toujours retirer quelque chose de positif des situations de crise. Celle du Covid-19 invite les praticiens de l’assurance à se montrer inventifs, notamment dans la création, la rédaction et l’évolution des polices et des traités ainsi que dans la définition des couvertures d’assurance. C’est une bonne occasion de mettre en place des techniques innovantes, comme cela fut le cas pour les catastrophes naturelles. On dit toujours que le droit est la plus grande école de l’imagination : le droit des assurances l’est sans doute plus encore !  

Propos reccueillis par Margaux Savarit-Cornali

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