Le 24 juin, la loi Avia était enfin promulguée. Quelques jours avant, le Conseil constitutionnel rendait pourtant une décision censurant l’essence même du texte. Qu’en reste-t-il réellement ? Philippe Coen, l’un des juristes les plus engagés dans la prévention contre les cyber-violences et la protection de la jeunesse en ligne à travers son association Respect Zone, dévoile ce qu’il adviendra de l’état du droit français en la matière.

Décideurs Juridiques. Le Conseil constitutionnel vient de déclarer non conforme à la Constitution pour cause d’atteinte à la liberté d'expression et de communication, les obligations pesant sur les plateformes de retirer certains contenus diffusés en ligne prévues par la proposition de loi Avia. Cette censure vous surprend-elle ?

Philippe Coen. Le Conseil constitutionnel s’est contenté de dire le droit. La parole des victimes est en revanche restée enfouie et inaudible. Pour les aider, notre association avait besoin d’un texte pédagogique, conforme à la Constitution plaçant au centre, comme nous l’avons toujours plaidé, la prévention et le rôle du juge pour responsabiliser non seulement les plateformes, mais aussi toutes les entreprises numériques concernées et les internautes. Que le Conseil censure une partie du texte sur le délai de retrait et la proportionnalité des sanctions devenait de plus en plus prévisible au fil des semaines précédant cette décision. Ce qui ne manque de surprendre les défenseurs des victimes de cyber-violences que nous sommes, c’est le caractère massif de la censure : il ne s’agit pas d’une simple sanction de la loi Avia, c’est une censure-sanction qui ne donne pas de pistes sur la manière de protéger les internautes, notamment les mineurs. Le Conseil constitutionnel a voulu donner une leçon de droit à l’Assemblée nationale. Internet continuera pour longtemps d’être une zone de lynchage autorisé.

"Le Conseil constitutionnel s’est contenté de dire le droit. La parole des victimes est en revanche restée enfouie et inaudible".

Était-ce une surprise, sachant que la Commission européenne avait déjà fait part de ses réticences à propos de ce texte en invoquant des risques d’incompatibilité entre le droit européen et le dispositif français ?

P. C. Ce risque aurait été avéré si la loi allemande NetzDG mis en place en 2017 avait elle-même été déclarée inconstitutionnelle ou non conforme au droit européen, puisque ce texte même a inspiré la loi Avia. Or, cela n’a pas été le cas. En interrogeant nos confrères allemands et en lisant le rapport d’application de cette loi, les avis étaient largement favorables. L’Allemagne n’est pas subitement devenue un pays de déni de la liberté d’expression, ni celui de la sur-censure par les réseaux sociaux. Le texte de la loi Avia doit renaître sous une forme réinventée.

En quoi la loi Avia diffère-t-elle de la loi contre la haine en ligne existant en Allemagne ? Le même texte est-il transposable en France ?

P. C. La loi fondamentale allemande n’est pas différente de la Constitution française pour ce qui touche à la liberté d’expression. La France n’a pas de leçon de démocratie à donner à l’Allemagne. Donc oui, il est possible de revenir à un texte plus cadré, davantage axé sur le rôle des tribunaux, l’importance de la prévention, la responsabilisation des entreprises numériques. La France et l’Allemagne sont suffisamment proches juridiquement pour se doter de textes similaires. Les deux nations avaient d’ailleurs pour objectif d’œuvrer ensemble pour la mise en place d’un texte européen de lutte contre les contenus haineux. Mais aujourd’hui, cette approche a du plomb dans l’aile puisque l’Europe n’est pas unie sur ces questions. À quand une mobilisation d’ampleur par la science du droit contre un virus qui ne cesse de croître et de nous envenimer : le persistant virus de la cyber-haine ?

Deux séries de dispositions sont censurées, soit une partie importante du texte. Le texte peut-il survivre sans ces dispositifs ou a-t-il perdu toute sa substance ?

P. C. Le texte qui subsiste est décharné mais deux avancées essentielles demeurent : l’observatoire de la haine en ligne et la création d’un parquet spécialisé qui devra être pourvu d’un budget adéquat et de formations appropriées. Tout le reste est cependant à réinventer et à mieux reconstruire. Le rôle des associations est d’autant plus clef qu’il n’y a pas, à l’heure actuelle, de texte efficace de protection des victimes de la cyber-haine. L’accès de ces victimes à leurs droits est dénié. Internet est devenu au fil du temps un formidable lieu d’accès à l’information mais aussi celui de toutes les vengeances, complotismes, dénonciations et incitations à la violence. Les remèdes actuels sont lents, coûteux et décalés par rapport à l’immédiateté du préjudice subi. Les signalements ont peine à être suivis d’effet sans règle lisible. La censure du Conseil constitutionnel prouve que la notion du "manifestement illicite" mérite d’être travaillée et incite la justice à réagir en temps réel. C’est un appel à réinventer le rôle du juge pour organiser des référés hyper-accélérés en cas d’atteinte numérique grave et imminente, tout en respectant le principe du contradictoire. Je vois en cette décision l’urgence à moderniser la justice avec l’aide et l’expertise précieuse des ONG spécialisées. 

Concrètement, est-ce bien l’absence d’un juge pour déterminer le caractère illicite d’un contenu mis en ligne qui pose problème ? Le Conseil constitutionnel ne rappelle-t-il pas que la régulation de la liberté d’expression ne peut pas être déléguée à un opérateur privé mais doit relever du pouvoir d’un juge ?

P. C. Le juge n’était pas absent du protocole Avia et les plateformes devaient simplement confirmer ou infirmer qu’un contenu était manifestement illicite et délinquant. Si un contenu concerne la mise en ligne d’un attentat terroriste, d’un acte pédophile, la diffusion d’une menace de mort ou d’une incitation à la haine raciale manifeste, le besoin de retrait ne fait aucun doute et les tribunaux contrôlaient ensuite que la règle de droit était bien respectée. Le système allemand fonctionne aujourd’hui ainsi avec succès. Les opérateurs privés avaient seulement à examiner des signalements des citoyens. En Allemagne, 90 % des contenus sont jugés pour retrait par les opérateurs et des retraits peuvent être soumis au contrôle des tribunaux. Il faudra trouver un autre protocole pour la France mais je crois profondément que la justice moderne de notre pays a désormais les moyens de juger vite et bien en ligne.

" Je vois en cette décision l’urgence à moderniser la justice avec l’aide et les compétences précieuses des ONG spécialisées ". 

Le Conseil constitutionnel a aussi considéré que "le législateur a porté à la liberté d'expression et de communication une atteinte qui n'est pas adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi".  Cela signifie-t-il que le point d'équilibre entre liberté d’expression et de communication et répression de la haine en ligne n'a pas encore été trouvé ?

P. C. Votre synthèse est juste mais uniquement sur la partie répression. Or, lutter contre la cyber-haine c’est d’abord et avant tout éviter qu’elle ne se produise. L’auto-engagement des plateformes pour intégrer des modes de fonctionnement Respect by Design constitue pour nous le besoin urgent de légiférer pour avancer de manière constructive.

Laetitia Avia a déclaré qu’un nouveau dispositif de modération des contenus haineux serait produit. De quelle manière le texte peut-il être remanié pour être conforme à la Constitution ?

P. C. Lorsque le cercle des juristes de Respect Zone a émis dès la publication du "rapport Avia Amellal Taieb, seize propositions pour rendre le texte plus ouvert à la prévention", nous mettions en avant l’engagement des opérateurs numériques, la protection des victimes, le rôle de la société civile ainsi que la formation des modérateurs et des magistrats spécialisés. Le texte devra être repris dans ses dispositions essentielles. Ce sera l’occasion de mettre l’accent sur l’indispensable prévention, l’éducation à l’esprit critique, la responsabilisation de tous les intermédiaires numériques, sur le rôle des juges et sur les outils de protection : peut-être la création de procédures accélérées avec audiences en ligne, tenues par des magistrats spécialisés. Nous interviendrons dans cette indispensable réécriture.

Faut-il voir cette décision comme un aiguillage, dans le sens où elle permet de réajuster et parfaire un texte controversé ?

P. C. Rien n’empêchait aux Sages de donner des pistes de travail. Pour garantir la liberté d’expression, la proportionnalité du protocole et l’assistance aux victimes, le législateur devra miser sur l’option "responsabilité-prévention", qui protège mieux nos principes constitutionnels. La réécriture d’un texte complètement réformé pourrait, dans le sens de nos seize propositions à ce sujet, donner plus de place à la prévention, à la construction d’un « bouton unique » du respect et du signalement numérique, des moyens accrus pour que les associations d’aide aux victimes et de formation des entreprises puissent œuvrer en faveur d’un environnement numérique propice à la liberté de penser et à la valorisation de l’esprit critique. La mobilisation contre la haine n’est pas que le fait de quelques associations ou de militants isolés, c’est l’affaire de tous, et les juristes ont un rôle à tenir dans cette réflexion pour civiliser Internet.

Propos recueillis par Marine Calvo

 

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