Le sort des impécunieux en arbitrage
Par Laurence Lepinoix et Rajeev Sharma Fokeer, associés, FTPA
Les principes posés par les arrêts Pirelli1 et Lola Fleurs2 de 2013 ont été récemment confirmés par la cour d’appel de Paris3 qui réaffirme que l’inapplicabilité manifeste d’une clause compromissoire ne saurait se déduire de l’impécuniosité alléguée (en l’espèce par la demanderesse en liquidation judiciaire) et qu’il appartient au tribunal arbitral de veiller au libre accès à la justice. Cette décision récente ne permet pas de résoudre les difficultés déjà induites par les décisions de 2013, qui posaient, en outre, la question du caractère indissociable de la demande reconventionnelle. En, revanche, elle nous invite à relancer les débats sur ses conséquences, selon que l’on se place en qualité de demandeur ou de défendeur à l’instance..
Le défendeur impécunieux
Dans l’affaire Pirelli, la Cour de cassation a jugé notamment que le défendeur impécunieux, qui, par hypothèse, ne peut supporter le coût de l’arbitrage mis à sa charge, doit néanmoins pouvoir former des demandes reconventionnelles. Il appartiendra donc aux arbitres d’examiner ces demandes dès lors qu’elles leur apparaîtraient «indissociables;» des demandes principales. De fait, les arbitres devront analyser le contenu de la demande reconventionnelle et son objet (moyen de défense ou demande nouvelle) pour décider si une telle demande doit ou non être examinée. Cela sous peine de voir leur sentence annulée ou privée d’efficacité. L’appréciation du caractère «;indissociable;» par le tribunal arbitral, sous le contrôle a posteriori du juge étatique, nous semble donc offrir au débiteur impécunieux des garanties effectives d’accès à la justice.
Le demandeur impécunieux
On sait que dans le cadre d’un arbitrage CCI – on fera ici abstraction de l’arbitrage ad hoc –, chacune des parties doit avancer la moitié des frais estimés, calculés de manière classique en fonction du montant des demandes4. La situation est donc plus délicate pour le demandeur dont les demandes risquent de ne pas être examinées s’il n’est pas en mesure de payer sa quote-part de la provision sur les frais d’arbitrage. Le cas rencontré dans l’arrêt Lola Fleurs et plus récemment dans l’arrêt précité d’avril 2015 concernant ATE, en liquidation judiciaire, est celui du demandeur impécunieux qui entend poursuivre une entreprise dont il se prétend créancier. La cour d’appel a considéré que l’arbitre restait seul compétent pour entendre la partie liée par la clause d’arbitrage, limitant le contrôle du juge français à la vérification a posteriori de la conformité de la sentence à l’ordre public international. Ainsi, contrairement aux juridictions allemandes qui, dans cette hypothèse, ont en droit interne écarté la clause d’arbitrage5, la jurisprudence française refuse de se substituer au juge arbitral élu par les parties. Cette solution est conforme au droit positif et aux conventions internationales et peut paraître comme un filtre efficace contre des demandes manifestement fantaisistes ou artificielles.
Solutions
Hormis un improbable revirement de la jurisprudence, amenant la Haute Cour à considérer, au visa de l’article 1448 du code de procédure civile, que l’impécuniosité avérée d’une partie rend manifestement inapplicable la clause d’arbitrage, d’autres solutions restent en l’état envisageables. D’abord, il n’est pas impossible que la partie adverse accepte de faire l’avance de la totalité de la provision, ce qui, toutefois, resterait limité à des cas exceptionnels (par exemple dans le cas où la partie aurait formulé des demandes reconventionnelles et/ou des mesures d’injonction). Ensuite, la clause d’arbitrage pourrait être écartée en cas d’impécuniosité avérée d’une des parties par la loi applicable à l’arbitrage elle-même et/ou les réglements d’arbitrage. Par ailleurs, la partie impécunieuse peut désormais avoir recours aux tiers financeurs, spécialisés dans le financement de procès. Plus récemment, des plateformes de financement participatif de litiges (crowdfunding) ont vu le jour. Elles permettent aux justiciables de faire financer un procès au moyen de dons récoltés directement du public. Ces modes de financement, inspirés des systèmes anglo-saxons, peuvent poser des difficultés dans notre juridiction notamment sur l’atteinte au principe selon lequel «nul ne plaide par procureur», si cela se traduit en pratique par la perte de la maîtrise effective du procès par les parties. Enfin, les parties pourraient tout simplement choisir d’écarter la clause d’arbitrage en y stipulant qu’elle ne sera pas applicable en cas d’impécuniosité justifiée de l’une d’entre elles.
1. Arrêt n° 392 du 28 mars 2013 (11-27.770) - Cour de cassation - Première chambre civile
2. CA Paris, Pôle 1 – Chambre 1, 26 février 2013, SARL Lola Fleurs c/ Société Monceau Fleurs et autres, RG n°12/12953, ASA Bull. 4/2013, p. 900
3. CA Paris, 7 avril 2015, RG 15/00512
4. voir par exemple les articles 36 et 37 du réglement CCI et l’appendice III
5. Bundesgerichtshof, 14 septembre 2000, III ZR 33/00, Yearbook Comm. Arb., vol. XXVII, 20002, p. 265