Par Xavier Lagarde, avocat associé. Peisse Dupichot & Associés
Longtemps, le contentieux des affaires est resté hermétique à la rhétorique des droits fondamentaux. Les considérations de portée supralégislative concernaient essentiellement les principales libertés économiques, issues du droit qu’on appelait encore communautaire. La référence aux droits de l’homme demeurait lointaine. Cette façon de voir a pris quelques rides, spécialement en matière d’arbitrage, méthode de résolution des différends commerciaux, sur laquelle plane désormais l’ombre de l’article 6.1 de la CEDH.

S’il est un texte de la CEDH susceptible de s’appliquer à de tels différends, c’est bien l’article 6 paragraphe 1 qui consacre le droit au procès équitable, lequel comprend le droit d’accès à un tribunal.

Des principes qui vacillent
Il est vrai que, dans un arrêt du 27 février 1980 (affaire Deweer contre Belgique), la Cour européenne considère que le recours à l’arbitrage équivaut à une renonciation au droit à un tribunal. Et la Cour admet la validité de celle-ci à la condition qu’elle soit, selon la formule traditionnelle, «?libre, licite et sans équivoque?». Dans un arrêt qui aura marqué les esprits, la Cour de cassation a d’ailleurs suivi cette doctrine restrictive en énonçant que «?l’article 6.1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui ne concerne que les États et les juridictions étatiques, est sans application en matière (d’arbitrage)?» (arrêt Cubic du 20 février 2001 pourvoi n° 99 12.574, B.I N° 39). La cause serait ainsi entendue, n’était que, malgré tout, les rapports entre CEDH et arbitrage sont plus subtils que ne le laisse penser cette affirmation de principe.
La jurisprudence est de fait moins univoque qu’il n’y paraît. Dans un arrêt du 3 avril 2008 (affaire Case of Regent Company c/Ukraine, Rev. arb. 2009 p. 797 note Racine), la Cour de Strasbourg est allée jusqu’à juger qu’un tribunal arbitral constitue un tribunal « établi par la loi » au sens de l’article 6 paragraphe 1 de la CEDH et que la sentence arbitrale doit être traitée comme l’équivalent d’une décision judiciaire. Cette façon de juger laisse ainsi entendre que les procédures arbitrales constituent des alternatives possibles aux procédures judiciaires dans l’exercice du droit d’agir en justice dont le caractère fondamental est acté par l’article 6 paragraphe 1 de la CEDH. Le recours à l’arbitrage semble ainsi autorisé, moins parce qu’il procède d’une renonciation «?libre, licite et sans équivoque?» au droit à un tribunal qu’en ce qu’il offre des garanties similaires à celles que procure la voie judiciaire traditionnelle. Ce qui laisse entendre que les garanties d’un procès équitable doivent être respectées dans les procédures d’arbitrage. À cet égard, la Cour de cassation a plus récemment relevé que le droit d’accéder à un juge, «?fût-il arbitral?», est «?un droit qui relève de l’ordre public international consacré par les principes de l’arbitrage international et l’article 6.1 de la Convention européenne des droits de l’homme?» (Civ. 1ère, 1er février 2005, pourvoi n° 01-13.742 B.I n° 53). Ainsi les principes de l’arbitrage cohabitent-ils avec l’article 6.1 de la CEDH pour consacrer en substance des règles de même teneur.

Cette sorte d’inapplicabilité formelle doublée d’une application substantielle des dispositions de l’article 6 paragraphe 1 de la CEDH est en phase avec l’esprit de l’arbitrage. Celui-ci est considéré comme un mode naturel de règlement juridictionnel des litiges commerciaux. Il répond d’une certaine manière à un idéal de justice débarrassé des oripeaux d’une procédure étatique par trop formaliste. Il n’y a donc rien de surprenant à ce qu’il intègre le modèle de justice défini par l’article 6 de la Convention européenne dès lors que, précisément, ce texte et son interprétation par la Cour de Strasbourg permettent de tracer les contours d’un idéal de justice, abstraction faite des contraintes formelles propres aux procédures suivies devant les juridictions étatiques.

Des pratiques remises en cause ?
Un arrêt récent de la cour d’appel de Paris, du 17 novembre 2011 (n° 09-24.158), permet de saisir l’incidence de l’application des garanties d’un procès équitable à certaines pratiques et normes arbitrales.

Dans cet arrêt, la cour de Paris retient de manière somme toute assez traditionnelle «?que le droit d’accès à la justice implique qu’une personne ne puisse être privée de la faculté concrète de faire trancher ses prétentions par un juge?». Elle ajoute que des restrictions peuvent être apportées à l’exercice de ce droit à condition qu’elles soient proportionnées aux nécessités d’une bonne administration de la justice. Puis enfin, la cour conclut «?que les juridictions arbitrales ne sont pas soustraites à l’application de ces principes?». C’est au regard de ces principes que la cour apprécie ensuite l’une des dispositions du règlement d’arbitrage de la CCI, spécialement l’article 30 en vertu duquel et à certaines conditions, «?lorsqu’une demande de provision n’est pas satisfaite?», «?la demande principale ou reconventionnelle à laquelle correspond cette provision » peut être «?considérée comme retirée  ». Ayant confronté le règlement de la CCI aux garanties du procès équitable, la cour de Paris en déduit que le retrait d’une demande reconventionnelle faute de versement de la provision est contraire au droit d’accès à la justice dès lors que l’auteur de cette demande est en liquidation judiciaire et n’est pas en mesure de payer la provision. La cour ajoute que le retrait des demandes reconventionnelles entraîne une rupture d’égalité entre les parties lorsque la connexité avec les demandes principales est établie et que, de surcroît, l’accueil des demandes reconventionnelles aurait permis l’extinction des demandes principales par voie de compensation.

Cet arrêt est important. En effet, il intègre dans le contrôle des procédures arbitrales, non seulement les principes du droit européen mais également les méthodes du juge chargé de l’appliquer. Ce n’est en effet pas une simple atteinte théorique au droit d’agir qui est ici sanctionnée mais une entrave à l’effectivité de ce droit. C’est parce que la partie défenderesse est en liquidation judiciaire et qu’elle n’a pas les moyens de verser la provision exigée par le règlement d’arbitrage et de la sorte de soumettre sa demande au tribunal arbitral que l’atteinte au droit d’accès à un juge est constatée. La cour de Paris raisonne ainsi comme jadis la Cour européenne l’avait fait pour imposer aux États, au nom du respect de l’effectivité du droit d’agir, une aide juridictionnelle au bénéfice des plus démunis.

Cette référence à l’effectivité pourrait inspirer d’autres solutions, et peut-être, en premier lieu, un adoucissement de la jurisprudence sur le principe compétence-compétence. Tout un chacun sait que ce principe donne une priorité à l’arbitre pour se prononcer sur sa propre compétence. Il arrive parfois que ce détour nécessaire par l’arbitrage soit d’une utilité limitée alors même que l’incompétence de l’arbitre est probable. Cependant, le coût de ce détour peut être d’un montant disproportionné eu égard aux ressources financières de l’une des parties. Cela se vérifie tout spécialement dans les contrats de dépendance qui lient un fabricant de stature internationale à un agent commercial dont le ressort d’activité excède rarement la taille d’un département. En pareille occurrence, il n’est pas rare que le coût d’un arbitrage soit équivalent au montant de la marge annuelle de la «?partie faible?». L’application du principe compétence-compétence dans une telle configuration constitue probablement une atteinte à l’effectivité du droit d’agir en justice. Le rappel des garanties d’un procès équitable justifierait sans doute un aménagement de ce principe.

L’arbitrage ne mérite aucune défaveur de principe. Mais à s’y montrer trop favorable, sans discernement, on lui donne une extension mal maîtrisée qui nuit à sa cause. En compréhension comme en extension, l’arbitrage doit trouver son juste périmètre. L’article 6.1 de la CDEH peut l’y aider.

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