Décideurs. La politique de la concurrence est-elle trop sévère en Europe ?
Gildas de Muizon.
Il est toujours délicat d’évaluer le degré de sévérité d’une décision et du montant des sanctions prononcées. En effet, chaque affaire présente ses propres spécificités qui constituent autant de paramètres pris en compte dans la détermination des sanctions et impactent leur niveau, indépendamment de toute variation du degré de sévérité. Le niveau des sanctions dépend d’un grand nombre de facteurs tels que la valeur des ventes de l’entreprise sanctionnée, la durée de l’infraction, sa gravité, l’ampleur du dommage à l’économie, ainsi que divers facteurs jouant au niveau de l’individualisation des sanctions. On le constate bien au niveau de la France lorsqu’on regarde l’évolution du montant total de sanctions prononcées par l’Autorité de la concurrence : ces montants varient considérablement d’une année sur l’autre et sont fortement affectés par quelques affaires de grande ampleur qui perturbent toute comparaison et rendent difficiles l’appréciation du degré de sévérité.

Décideurs. L'Autorité doit-elle tenir compte de la situation financière des entreprises en décidant le montant des sanctions ?
G. d. M.
C’est évident et c’est d’ailleurs prévu dans son communiqué sur la détermination des sanctions pécuniaires. En effet, les entreprises peuvent faire valoir auprès de l’Autorité l’existence de difficultés financières. Si elles sont avérées, l’Autorité doit en tenir compte au titre des ajustements finaux sur le montant de la sanction. C’est d’ailleurs le cas dans près de 4 % des sanctions prononcées depuis 2005, première année durant laquelle cet ajustement a été explicitement mentionné par l’Autorité dans son calcul de sanctions. Cette proportion s’accroît depuis 2005. Cet ajustement est important pour les pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre de façon défensive, face à une situation désespérée d’entreprises qui n’arrivent pas à rétablir une rentabilité acceptable de leurs activités. Rien n’est plus préoccupant de constater que, parfois, l’intervention de l’Autorité de la concurrence et les sanctions qu’elle prononce puisse conduire in fine à une situation où seul le demandeur de clémence filiale d’un grand groupe étranger reste sur le marché, tous ses autres concurrents mettant la clé sous la porte.

Décideurs. Un cartel est-il mauvais en tant que tel ou peut-on imaginer qu'il représente une solution logique contre le pouvoir de la grande distribution ?
G. d. M.
La théorie économique ne trouve pas de bénéfices aux cartels. Il convient cependant de souligner que, dans bien des cas, le contre-pouvoir de la grande distribution est tel qu’il rend vain toute tentative de concertation entre fournisseurs. Ces « cartels de la dernière chance » de fournisseurs pris en tenaille entre le secteur agricole et la grande distribution se traduisent souvent par des effets modestes, voire inexistants tant au niveau des prix facturés à la grande distribution que des prix de détail aux consommateurs. S’ils sont trop lourdement sanctionnés, cela conduit à une forme de double peine pour des fournisseurs qui n’ont tiré aucun bénéfice des pratiques anticoncurrentielles auxquelles ils ont pu participer. La bonne réponse au pouvoir de la grande distribution passe plutôt par la concentration des fournisseurs. Mais pour que de telles restructurations soient possibles, il faudrait que l’Autorité accepte qu’il ne reste à terme qu’un ou deux fournisseurs par catégorie de produits sous marque nationale aux côtés de l’offre des marques de distributeur. Cela impliquerait une approche pragmatique dans l’examen des opérations de concentration tenant compte de la nécessité de conserver une industrie efficace et générant des marges suffisantes pour être en mesure d’investir dans ses outils de production et dans le développement de nouveaux produits.

Décideurs. Le droit de la concurrence est-il suffisamment armé pour faire face au rapport de force entre grande distribution et fournisseurs ?
G. d. M.
Le droit de la concurrence a, dès l’origine, un objectif restreint au bien-être des consommateurs. L’approche des autorités reste donc quasi-exclusivement tournée vers l’appréciation des effets des pratiques sur les consommateurs finaux. Dans cette optique, la vive concurrence entre les enseignes de la grande distribution conduisant à des baisses des prix de détail et à une pression accrue sur les fournisseurs est généralement perçue comme bénéfique aux consommateurs. Pourtant il s’agit à l’évidence d’une vision étriquée du fonctionnement de notre économie, qui ne tient absolument pas compte d’autres enjeux importants, par exemple en termes de maintien d’une industrie efficace et pourvoyeuse d’emplois.

Propos recueillis par Roberta Veronese

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