Par Alexis Valençon, avocat associé, et Charlie Jacques, avocat. BOPS
La délégation irrégulière de sa mission par l’expert judiciaire reste fréquemment invoquée pour obtenir l’annulation du rapport. Il est en effet courant que l’expert désigné s’entoure de techniciens d’une autre spécialité que la sienne ou de collaborateurs. Comment concilier l’obligation de l’expert de remplir personnellement sa mission et l’intervention des tiers qui peuvent l’assister dans cette tâche ?

L’examen de la jurisprudence récente montre que la délégation irrégulière de sa mission par l’expert constitue un motif d’annulation fréquent du rapport d’expertise (1). Il est donc essentiel de déterminer dans quelle mesure l’expert doit personnellement remplir la mission qui lui a été confiée (article 233 du Code de procédure civile – ci-après «?CPC?»), avant de circonscrire les tâches qui peuvent être déléguées aux autres intervenants de l’expertise.

L’expert doit remplir personnellement la mission confiée
L’article 233 du CPC dispose que «?le technicien, investi de ses pouvoirs par le juge en raison de sa qualification, doit remplir personnellement la mission qui lui est confiée?». Au visa de cet article, la Cour de cassation précise, selon une jurisprudence constante, que «?les actes effectués en méconnaissance de l’obligation incombant [à l’expert] d’accomplir personnellement sa mission ne peuvent valoir opérations d’expertise?» (2). En d’autres termes, les opérations d’expertise déléguées à un tiers sont nulles et les juges du fond appliquent régulièrement cette solution de principe1. Sous cette réserve, l’expert peut s’entourer de deux catégories de personnes : les sapiteurs (qui sont également des techniciens) et les collaborateurs. Si la complexité des investigations l’exige, et dans la mesure où le juge «?l’estime nécessaire?», il est également possible de nommer un ou plusieurs co-expert(s) conformément à l’article 264 du CPC. La nomination de plusieurs experts permet à chacun d’entre eux de procéder personnellement à l’expertise des faits, dans sa spécialité, conformément à la mission qui lui a été confiée. Il n’est alors rédigé qu’un seul rapport et, en cas de divergence, chaque expert indique son opinion (article 282 du CPC). Néanmoins, la nomination de plusieurs experts reste peu fréquente en pratique (3).

Les autres intervenants : sapiteurs et collaborateurs
Le sapiteur. L’expert peut avoir à répondre à des questions techniques qui ne relèvent pas de sa spécialité. Dans cette hypothèse, il peut s’adjoindre les services d’un sapiteur, conformément à l’article 278 du CPC : «?L’expert peut prendre l’initiative de recueillir l’avis d’un autre technicien, mais seulement dans une spécialité distincte de la sienne?». La Cour de cassation veille toutefois à ce que le recours au sapiteur ait bien pour objet d’assister l’expert dans une recherche qu’il ne pourrait pas conduire seul, faute de quoi les opérations déléguées pourraient être entachées de nullité (1). La jurisprudence récente permet d’illustrer ce propos : «?c’est ce sapiteur qui a [...] effectué les constatations relatives aux malfaçons […] et a émis des conclusions […] par conséquent force est de constater que l’expert a délégué l’accomplissement [de sa mission] au sapiteur et n’a pas exécuté les différents points la composant […] il convient par suite d’annuler le rapport d’expertise judiciaire?» (4). Enfin, si l’assistance du sapiteur implique des investigations telles qu’une délégation est caractérisée, l’expert conserve la possibilité de saisir le juge du contrôle pour obtenir la désignation d’un co-expert (5).
Le collaborateur. L’article 278-1 du CPC dispose que «?l’expert peut se faire assister dans l’accomplissement de sa mission par la personne de son choix qui intervient sous son contrôle et sa responsabilité ». Ces dispositions, introduites par un décret du 28?décembre 2005 (6), codifient une pratique de l’expert consistant à confier à des collaborateurs l’exécution de certaines tâches matérielles. L’expert doit toutefois veiller à ce que les tâches confiées ne constituent pas une délégation de sa mission. Ici encore, la frontière entre l’assistance dans l’accomplissement de la mission et la délégation d’une partie de celle-ci peut être ténue. La Cour de cassation a notamment jugé que des «?opérations de mesurage de propriétés constituaient des actes d’exécution à caractère technique inhérents à la mission de l’expert et comme tels insusceptibles d’être délégués, comme auraient pu l’être des tâches purement matérielles?» (7).

La portée de l’annulation des opérations ou du rapport
Dès lors que l’expert a irrégulièrement délégué une partie de sa mission, les opérations d’expertise voire l’entier rapport peuvent être annulés.
Cependant, il est de jurisprudence constante que «?les éléments d’un rapport d’expertise annulé […] peuvent être retenus à ce titre […] s’ils sont corroborés par d’autres éléments du dossier?»8. En d’autres termes, le rapport annulé peut être pris en considération par le juge dès lors qu’il ne constitue pas l’unique fondement de sa décision. Cette solution est admise de longue date : «?il n’était pas interdit à la cour d’appel, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation, de puiser des renseignements complémentaires dans une expertise [...] dont elle avait constaté le caractère irrégulier?» (9). 


1-Pour des exemples récents, voir CA Douai, 2e ch., sect. 1, 19 septembre 2013, RG n°11/05846 ; CA Metz, 1ère ch., 6?juin 2013, RG n°11/03612 ; CA Orléans, 29 mai 2013, RG n°11/02497 ; CA Douai, 1ère ch., sect. 2, 12 avril 2013, RG n°12/01004.
2-Cass. civ. 3e, 26 novembre 2008, n°07-20.071, Bull. civ
3-Un auteur souligne ainsi que «?la collégialité en matière d’expertise [...] n’est pas exempte de pesanteurs de plusieurs natures, en ce sens qu’elle est plus onéreuse, plus longue et plus difficile à divers points de vue?» (M. Olivier, Modalités pratiques d’application des dispositions de l’article 278 du nouveau Code de procédure civile, Gaz. Pal. 18 mai 2000, n°139, 11).
4-CA Metz, arrêt précité du 6 juin 2013.
5-M. Olivier, Note sur le sapiteur, Gaz. Pal. 21 septembre 2000, n°265,2 ; M. Olivier, Modalités pratiques d’application des dispositions de l’article 278 du nouveau Code de procédure civile, note précitée.
6-Décret n°2005-1678 du 28 décembre 2005 relatif à la procédure civile, à certaines procédures d’exécution et à la procédure de changement de nom.
7-V. arrêt Cass. civ. 3e, 26 novembre 2008 précité.
8-Cass. civ. 2e, 23 octobre 2003, Bull. civ. 2003, II, n°323 ; Procédures 2004, comm. 4, obs. R. Perrot ; v. également Cass. 1ère civ. 16 décembre 2003, Sté Palais Belvédère c/Compagnie CGU Courtage, inédit ; Cass. 1ère civ. 11 décembre 1979, Bull. civ. I, n°315.
9-C. cass. crim, 11 décembre 1979, n°79-92.406, Bull.


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