Par Robert Corcos et Samia Bendjenna, avocats. FTPA
Le différend qui a opposé Apple à son fournisseur GT Advanced met en lumière l’importance des négociations et de la rédaction des accords commerciaux afin de parvenir à un équilibre contractuel.

La société américaine GT Advanced est spécialisée dans la fabrication de saphir synthétique, matériau réputé très résistant et difficile à rayer, ce qui lui a permis de conclure en novembre 2013 un accord de partenariat avec Apple pour la fabrication à venir de ses écrans de tablettes et smartphones.
Aux termes de cet accord, Apple prêtait 578 millions de dollars à GT Advanced pour lui permettre d’acheter un four capable de produire des volumes importants de saphir de synthèse. Par cet investissement, GT Advanced escomptait à minima un doublement de ses revenus.
Lors de la présentation des nouveautés d’Apple (Apple Watch, iPhone 6 et 6+) le 9 septembre 2014, il est apparu qu’aucun des produits ne serait doté d’écran ou de capteur en saphir synthétique de fabrication GT Advanced. L’action de cette dernière perdait alors 90 % et, le 6 octobre 2014, GT Advanced se mettait sous la protection du Chapitre 11 du Code américain des faillites.
Ce dépôt de bilan a stupéfié le marché. L’explication du choix inattendu d’Apple de ne pas utiliser les produits GT Advanced divise : les détracteurs de GT Advanced affirment que cette dernière était en réalité incapable de faire face à une demande de production de masse de sorte qu’elle serait à l’origine de sa propre banqueroute. D’autres soutiennent que cet épisode illustre les conditions « abusives et pesantes » auxquelles sont contraints les fournisseurs d’Apple. En l’occurrence, GT Advanced estimait que son accord la liant à Apple faisait d’elle un « fournisseur captif » soumis à des clauses asymétriques. Les parties sont parvenues à régler amiablement leur différend.

Et si le litige avait été soumis au droit français ?
Si une telle situation survenait en France, où la tendance est d’instaurer une protection inspirée du droit de la consommation, le fournisseur éconduit aurait bénéficié de droits supérieurs à ceux de son homologue américain.
La sanction du déséquilibre significatif
Rappelons que l’article L 442-6 I 2° du Code de commerce permet à tout partenaire commercial qui se trouve ou risque de se trouver lié par un contrat le désavantageant de façon significative, de solliciter la nullité des clauses litigieuses et des dommages-intérêts sanctionnant ainsi le partenaire qui use de sa domination et de son pouvoir de négociation pour imposer des obligations unilatérales ou qui devraient lui incomber. En pratique, les abus sont caractérisés par des clauses soumettant le fournisseur à des pénalités excessives, systématiques ou unilatérales, à des clauses prévoyant des modalités asymétriques de révision des conditions financières, ou à des obligations unilatérales ou qui privent l’un des partenaires de l’exercice d’un droit (1).
En l’espèce, GT Advanced indiquait qu’elle s’était engagée à produire des millions d’unités de boules de saphir de synthèse et avoir souscrit des obligations d’exclusivité et de non-concurrence alors qu’Apple n’était tenue à aucune obligation d’achat. Elle aurait de surcroît l’interdiction de modifier les équipements, la documentation, les modalités de production ou les matériaux sans l’accord préalable d’Apple, alors que cette dernière pouvait modifier chacune des conditions précitées à tout moment. Les clauses financières auraient été en faveur d’Apple et GT Advanced serait assujettie à de lourdes pénalités. Elle soutenait encore qu’elle ne bénéficiait pas de contreparties suffisantes aux avantages dont bénéficiait Apple. De telles clauses sont susceptibles d’être considérées comme instaurant un déséquilibre significatif pouvant être sanctionné (2) (3).
Apple faisait valoir que GT Advanced avait ratifié ce partenariat en connaissance de cause. Or, l’objet même de l’article L 442-6 I 2° est d’autoriser un contrôle judiciaire des abus pouvant porter sur toute clause contractuelle, par définition acceptée et constitutive de la loi des parties. Dans une convention, même négociée, il peut exister un déséquilibre, dès lors que celle-ci ne consacre pas des concessions réciproques et que l’une des parties impose des clauses que son partenaire n’est pas en mesure de contester, notamment par rapport à son objectif de référencement.
En l’occurrence, les engagements souscrits par GT Advanced, bien que « librement consentis », face à la notoriété et au poids d’Apple sur ce segment de marché, de ses produits ainsi que leur technicité, de l’importance que devait représenter Apple dans le chiffre d’affaires global de GT Advanced et surtout de l’absence de tout engagement d’achat en contrepartie, montrent l’existence d’un rapport de force économique déséquilibré.
Enfin, GT Advanced pouvait considérer avoir conclu un partenariat sur le long terme car le contrat prévoyait, notamment, un engagement de livraison sur sept ans et un prêt remboursable sur cinq années à compter de 2015 permettant des investissements lourds. Ainsi, même si leur relation commerciale avait moins d’un an et ne présentait donc pas un caractère suivi, stable et habituel, GT Advanced aurait pu, au moment de la conclusion du contrat, raisonnablement anticiper pour l’avenir un certain flux d’affaires avec son partenaire commercial ainsi qu’une continuité de ce flux.
Dans ces circonstances, les clauses critiquées par GT Advanced conjuguées avec le poids économique d’Apple sont susceptibles d’être considérées comme instaurant un déséquilibre significatif ouvrant droit à réparation.
L’analyse de la présente affaire à l’aune du droit français souligne l’importance de la phase de négociation et de rédaction des accords commerciaux. Elle rappelle que les parties doivent veiller à équilibrer leurs relations, ou du moins, à justifier tout éventuel déséquilibre.
Cette règle protectrice est moins répandue aux États-Unis, qui privilégient une conception libérale irriguée par la notion de « laissez-faire » permettant une plus grande liberté dans la rédaction des contrats. L’immixtion du juge est vue d’un très mauvais œil par les juridictions américaines. Celles-ci ont toutefois tempéré deux principes fondamentaux du droit américain : l’autonomie de la volonté et la règle selon laquelle le risque contractuel se doit d’être assumé notamment par la partie lésée (« assumption of risk doctrine »). Ainsi, les différences tendent à s’estomper car le libéralisme américain a été assoupli par l’introduction de concepts tels que l’« unconscionability », fondant les demandes d’annulation de contrats excessivement défavorables pour l’une des parties (4), ou de « promissory estoppel » qui est de plus en plus utilisé par les juges pour protéger « les espérances de profit, et donc les expectations nées d’un contrat » (5).


1 CA Paris, 11 septembre 2013, 11/17941 Eurauchan c/ ministre de l’économie, CA Paris, 18 décembre 2013, ministre de l’économie c/SA Galec
2 Voir par exemple TCom Paris, 20 mai 2014,
ministre de l’économie et des finances contre
la SC GALEC, n°2013070793
3 Sauf à ce que ces clauses soient contrebalancées par d’autres clauses et/ou mécanismes en faveur de
GT Advanced, permettant un rééquilibrage des droits
et obligations des parties
4 Williams v. Walker-Thomas Furniture Co.,
350 F.2d 445 (D.C. Cir. 1965)
5 Bénédicte Fauvarque-Cosson, La confiance légitime et l’estoppel, Electronic Journal of Comparative Law, vol. 11.3 (Décembre 2007), http://www.ejcl.org

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