Vincent Strauss, président de Comgest, décrypte sans langue de bois l'actualité financière des pays émergents. 
Décideurs. Les difficultés que traversent actuellement les pays émergents, en premier lieu la Russie et la Turquie placés sous surveillance négative, sont-elles amenées à perdurer ?
Vincent Strauss.
Avant toute chose, permettez-moi de souligner que l’acronyme anglo-saxon de Brics, créée par Jim O'Neill, économiste de Goldman Sachs, est purement grotesque. Ce concept que je qualifierais de « marketing » revient à mettre dans le même panier des pays ayant des problématiques et des environnements bien trop différents.
Pour en revenir à vos propos, je reconnais que les pays émergents représentent un segment bien plus instable que celui des pays développés. Ce que je constate aujourd’hui, c’est qu’un grand nombre de pays émergents connaissent, en plus de leurs difficultés économiques récurrentes, une crise politique majeure. Des difficultés qui ont ainsi atteint leur paroxysme en Ukraine, où l’on est en train d’assister à un soubresaut du défunt empire soviétique.
La situation dans certains pays de la péninsule Arabique demeure également explosive. La Lybie est quasiment en guerre civile tandis qu’en Égypte le calme n’est pas encore revenu.
Moins médiatisés, les problèmes de gouvernance que rencontre actuellement la Turquie ne sont pourtant pas à minimiser. Le pays de Mustafa Kemal pourrait d’ailleurs se retrouver très vite en état de cessation de paiements. Une telle situation aurait alors des répercussions très fâcheuses sur les banques autrichiennes, allemandes et françaises.
À la vue de tous ces problèmes, il me paraît donc logique que les investisseurs y regardent à deux fois avant de se positionner sur certains pays émergents.
Globalement, le niveau d’incertitude géopolitique est aujourd’hui plus problématique qu’au cours de ces quinze dernières années. La Chine, qui était jusqu’à présent le moteur de croissance du monde émergent traverse, une période économique plus contrastée. Avec l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir et le départ de Hu Jintao, l’empire du Milieu se retrouve maintenant à la croisée des chemins. Et si certains s’inquiètent de la solidité de leurs principales banques, je leur rappelle que le système bancaire chinois est contrôlé par l’État lui-même. Dans le pire des scénarios, il reviendrait donc aux contribuables de procéder à la recapitalisation des établissements les plus fragiles.

Décideurs. Ne risque-t-on pas de voir apparaître une crise sociale majeure dans certains pays émergents ?
V. S.
Il est évident que les pays émergents doivent faire face à des inégalités importantes. Mais je n’hésiterai pas à jouer la carte de la provocation en affirmant que c’est en réalité dans les pays développés que le risque de crise sociale majeure est le plus important ! En 2012, j’avais mis en en lumière la très mauvaise politique menée par les banquiers centraux. Cette politique dite de l’argent à 0 % ne peut pas fonctionner à long terme. Pour quelles raisons ? Tout simplement parce que le système capitaliste repose sur le développement des entreprises ayant un modèle économique performant et sur la faillite des sociétés sans avenir.
Le capitalisme sans la crainte de la faillite, c’est un peu comme une religion sans peur de l’enfer : cela ne peut pas marcher. L’injection massive d’argent par des banques zombies ne fait que financer des sociétés zombies et déstructure le marché.
Les politiques orchestrées par les banques centrales ne font que créer une inflation des actifs considérable, sans réel fondement économique. Il ne faut pas être grand clerc pour s’apercevoir que le prix des actifs immobiliers a été anormalement dopé. Où est la déflation annoncée ? La crise et la solution des taux d’intérêt très bas ont provoqué une hausse débridée du prix des actifs. Première conséquence, les jeunes générations auront de plus en plus de difficultés à accéder à la propriété et accentue les clivages sociologiques locataires/propriétaires, jeunes/vieux etc

Décideurs. Assiste-t-on, eu égard notamment à la montée des salaires, à la fin de la délocalisation des entreprises européennes vers les pays émergents ?
V. S.
Pas nécessairement ! Mais une chose est sûre : elle ne se poursuivra pas au même rythme. Le phénomène de délocalisation soutenu notamment par la libéralisation de l’économie de grands pays comme la Chine ou l’Inde, qui il y a un peu plus de 20 ans ont rejoint l’économie de marché.
L’économie chinoise voit ses coûts de production augmenter en raison d’une inflation salariale importante, de la hausse des coûts relatifs à la couverture médicale, à la logistique et aux infrastructures. Des évolutions qui contribuent à rendre la délocalisation des activités de production moins attractive. Les très beaux jours de la politique mercantiliste qui consistait à inonder la planète de produits en profitant d’une monnaie sous-évaluée et d’une main d’œuvre bon marché sont désormais révolus.
Aujourd’hui, la croissance des pays émergents repose davantage sur le commerce entre pays émergents, le développement de leur consommation intérieure et les dépenses relatives aux infrastructures.

Décideurs. Doit-on privilégier certains pays ou certains secteurs d’activité ?
V. S.
Chez Comgest, nous sommes avant tout des stock-pickers, nous n’avons donc pas de conviction particulière en terme de pays ou de secteur.
Si nous devions mettre un pays en avant, je dirai tout de même la Chine. C’est un pays où il faut être relativement contrarien. Lorsque il y a quelques années, une grande partie des investisseurs estimait que les placements devaient se concentrer prioritairement vers la Chine, nous avions fait part de notre scepticisme. La suite des événements nous avaient finalement donné raison. Aujourd’hui les mêmes Cassandres nous expliquent que pour la Chine c’est un peu la fin du monde. J’aurais tendance à dire au contraire que le pays recèle de nombreuses opportunités en dépit des problèmes à venir du système bancaire chinois.
S’agissant des secteurs, nous demeurons très pragmatiques. En règle générale nous évitons cependant les titres de sociétés issues de secteurs cycliques et volatiles. Les marchés émergents étant notoirement volatils, est-il rationnel sur ces marchés d’investir sur des entreprises elles-mêmes très cycliques ? Ce n’est en tout cas pas notre démarche.

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