Par Romain Thiesset, avocat associé, Capstan Avocats


Les événements tragiques du 7 janvier 2015 sont à l’origine de débats nombreux sur la liberté d’expression, l’importance de ces échanges et interventions démontrant à elle seule que cette liberté n’est finalement (mais qui l’imaginait réellement ?) pas absolue.

Certes, la liberté d’expression est une liberté fondamentale. Elle est même, au sein de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la première des libertés, la liberté étant le premier des droits « naturels et imprescriptibles » de l’Homme. Cette liberté d’expression profite à l’Homme y compris en sa qualité de salarié, lui permettant, au sein de l’entreprise, de manifester ses convictions (par des propos, des écrits, ou sous toute autre forme : port de signes religieux, tenues vestimentaires particulières,…) ou de formuler des critiques (qu’elles portent sur ses collègues, son employeur, l’organisation de l’entreprise,…, qu’elles soient formulées dans l’entreprise ou, a fortiori, en dehors de l’entreprise). L’importance consacrée par de nombreux textes à la liberté d’expression permet d’ailleurs à tout salarié sanctionné pour avoir usé de sa liberté d’expression, d’obtenir l’annulation de cette sanction.

Pour autant, la liberté d’expression n’est pas sans limites, ce que précisent d’ailleurs les textes qui la consacrent, et en premier lieu la Déclaration précitée des Droits de l’Homme.

Ces limites s’imposent à l’Homme en sa qualité de salarié comme elles s’imposent à lui au sein de la société. Elles sont d’ailleurs d’un intérêt particulier dans la mesure où leur connaissance permet, a contrario, de mieux apprécier l’étendue réelle de la liberté d’expression, et le cadre dans laquelle elle peut s’exercer.

Il n’est donc pas inutile de rappeler succinctement les limites de la liberté d’expression des salariés, au sein (et en dehors) de l’entreprise.

En premier lieu, il convient de rappeler que la liberté d’expression s’incline lorsqu’elle est opposée au secret professionnel imposé à certaines activités particulières.

De manière plus générale, le Code du travail permet à l’employeur d’apporter des restrictions à la liberté d’expression, notamment dans le cadre du règlement intérieur, lorsque ces restrictions sont justifiées par la nature de la tâche à accomplir, et proportionnées au but recherché (ces deux conditions étant, bien entendu, cumulatives).

C’est notamment sur ce fondement que l’employeur peut limiter, notamment pour des raisons de sécurité, le port de certaines tenues vestimentaires (la liberté vestimentaire n’étant d’ailleurs pas considérée comme étant une liberté fondamentale, alors même qu’elle peut être une forme de la liberté d’expression).
C’est également sur ce fondement que la Cour de cassation, dans une affaire désormais célèbre ayant donné lieu à un arrêt de l’assemblée plénière du 25 juin 2014, a jugé qu’une crèche associative pouvait interdire à ses employés le port du voile islamique et donc limiter la liberté d’exprimer une conviction religieuse.
C’est enfin sur ce fondement que la Cour de cassation a récemment reconnu, dans une autre affaire médiatisée, la possibilité pour une chaîne de télévision de limiter, dans le cadre d’un accord transactionnel, la liberté d’expression de son présentateur vedette (au risque d’admettre, dès lors, la possibilité de renoncer à l’exercice d’une liberté fondamentale…).

Par ailleurs, la liberté d’expression ne peut être invoquée lorsque son utilisation peut être qualifiée de diffamation (celle-ci étant définie comme l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne considérée) ou d’injure (ce que constitue toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait).

Enfin, l’expression n’est plus libre lorsqu’elle est abusive.
Ainsi, si la loi reconnaît la possibilité de dénoncer, sans risque de sanction, une situation de harcèlement moral (ou tout délit ou crime), une dénonciation abusive et réalisée de mauvaise foi expose son auteur à une procédure disciplinaire.
De même, si la jurisprudence reconnaît aux salariés le droit de critiquer, elle sanctionne le dénigrement, même lorsqu’il survient en dehors de l’entreprise et des horaires de travail.
Toutefois, la nuance est souvent subtile, ce dont témoignent le nombre et la grande diversité des décisions rendues en la matière par la Cour de cassation et par les juges du fond. Il est en effet très difficile, en pratique et sauf cas extrêmes (qui relèvent alors, en général, de l’insulte ou de la diffamation), de distinguer la simple critique du dénigrement pouvant être sanctionné. Il est également compliqué de démontrer, s’agissant de dénonciations abusives, la mauvaise foi du salarié concerné.
Ce d’autant que les juridictions font une appréciation différenciée du caractère abusif et donc fautif de l’expression, selon l’importance des fonctions et des responsabilités exercées (la liberté d’expression étant jugée de manière plus restrictive à l’égard des salariés exerçant des responsabilités importantes).
De même, les juridictions tiennent généralement compte du contexte dans lequel les propos sanctionnés ont été tenus ou écrits (le mode d’expression étant, sur ce point, un élément peu déterminant). Ainsi, il a pu être considéré que des propos tenus dans la presse par un salarié à l’encontre de son employeur ne caractérisaient pas un abus de la liberté d’expression au regard des propres déclarations faites dans la presse par cet employeur, à l’égard du salarié considéré. Cette jurisprudence nous semble d’ailleurs contestable, dans la mesure où il est par ailleurs reconnu par la Cour de cassation, plus généralement, qu’un salarié ne peut justifier un comportement fautif au regard d’éléments d’extranéité, et notamment au regard du propre comportement fautif de l’employeur (seuls les moyens de droit reconnus par la loi permettant de mettre fin à une situation contestée par un salarié : action en indemnisation d’un préjudice, demande de résiliation judiciaire du contrat de travail…).
Un examen au cas par cas est donc nécessaire, une réaction précipitée de l’employeur étant d’autant plus risquée au regard des conséquences attachées à l’annulation d’une sanction qui serait considérée comme violant la liberté d’expression.

Cette analyse s’impose avec une plus grande acuité lorsqu’il s’agit de sanctionner des propos tenus sur des réseaux sociaux, ou sur des sites de messagerie instantanée.
Ces comportements, toujours plus nombreux, font effectivement l’objet d’une jurisprudence qui est encore instable et qui nous semble d’ailleurs critiquable.
En effet, les juridictions semblent opérer une distinction selon le caractère public ou non des messages publiés. Les décisions rendues s’attardent ainsi sur le paramétrage des options de confidentialité offertes par ces réseaux et donc sur l’accessibilité de ces messages à un nombre plus ou moins restreint de personnes.
Pour autant, l’injure privée ou la diffamation privée sont également des infractions pénales, et doivent donc être reconnues, au même titre que la diffamation ou l’injure publique, comme constituant une limite à la liberté d’expression. De même, des décisions de justice ont déjà pu confirmer des sanctions prises à l’encontre de salariés ayant tenu des propos dénigrants à l’égard de leur employeur, dans le cadre pourtant d’échanges privés.
Par conséquent, il en résulte que tout propos injurieux, diffamant, dénigrant, mensonger, excessif ou abusif d’un salarié à l’égard de ses collègues, de son employeur ou même de ses clients, peut et doit être sanctionné, que ces propos soient ou non publics.
Bref, même dans l’entreprise, nous sommes tous Charlie, mais avec retenue et modération.

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