Par Bruno Lebrun et Frédéric Manin. De Gaulle Fleurance & Associés
La réparation du préjudice en droit de la concurrence
Les mécanismes de l’action privée en droit de la concurrence se heurtent encore aujourd’hui à de nombreux obstacles. Un meilleur équilibre entre pouvoir judiciaire et autorités administratives permettrait sans doute une application plus efficace des règles antitrust.
La réparation du préjudice résultant de pratiques anticoncurrentielles demeure un sujet d’interrogation tant pour les autorités régulatrices que pour les entreprises. S’il existe bien quelques contentieux entre grandes entreprises, ce type d’action reste anecdotique, et ce malgré les incantations des autorités de concurrence. Or, la réparation du préjudice est un élément qui participe de l’effet dissuasif tant recherché par les autorités de concurrence. Alors, pourquoi ce contentieux ne se développe-t-il pas dans l’Union européenne alors qu’il est aux États-Unis ce que les entreprises redoutent ? Faut-il craindre ou accueillir pareille évolution ?
À ce jour, la politique de concurrence est essentiellement administrative sous la houlette des autorités de concurrence. Depuis la modernisation des règles de concurrence en 2004, ces autorités incitent entreprises et consommateurs à demander réparation du préjudice subi auprès des autorités judiciaires. À ce jour, ces appels n’ont que peu d’écho. Les entreprises ou consommateurs ayant subi une pratique anticoncurrentielle n’ont ni les incitants ni les moyens de preuve nécessaires à l’obtention d’une réparation juste.
Le manque d’incitants
La plupart des systèmes de réparation dans l’Union excluent la réparation punitive et le plaignant ne peut se voir attribuer de réparation qui aille au-delà du préjudice subi. Mais même la réparation équitable du préjudice subi est loin d’être évidente. Tout justiciable qui s’est frotté à ce type de litige sait combien la quantification du dommage peut engendrer des procédures longues et coûteuses du fait, notamment, du recours à des expertises financières extrêmement complexes et sophistiquées, pour aboutir à une compensation souvent frustrante.
Autre difficulté, l’absence d’actions collectives. Il n’existe pas dans l’Union cette culture des « class actions » tant redoutées par les entreprises fautives aux États Unis. Face aux divergences significatives entre États membres de l’Union sur ce point, la Commissaire européenne en charge de la Justice, Vivianne Reding, a récemment affirmé que, pour elle, cette harmonisation n’était pas réaliste. C’est ainsi que certaines pratiques qui affectent directement le portefeuille du consommateur restent sans suite. Souvenons-nous du cartel des lessives commenté par le Professeur Jenny, qui mettait en évidence que l’amende infligée était à peine plus élevée que le profit réalisé par les entreprises du fait de la pratique identifiée . La fragmentation du paysage judiciaire de l’Union est aussi un obstacle lorsque la pratique restrictive condamnée a affecté l’ensemble ou une grande partie de l’Union. Un magistrat saisi en France, par exemple, ne pourra octroyer une réparation que pour le préjudice subi en France et non ailleurs dans l’Union. Ceci conduit à une multiplication de procédures et rend ce type d’actions fastidieuses.
Le problème de la preuve
Enfin, les règles judiciaires encadrant la preuve peuvent poser deux difficultés. L’une concerne l’établissement de la faute, l’autre la démonstration du préjudice.
Sur la faute, il est loin d’être évident qu’une juridiction judiciaire accepte sans autre forme d’examen que la pratique établie par une autorité de concurrence constitue bien une faute au sens du Code civil. En effet, l’autorité de concurrence use d’un système de preuve différent qui peut poser question, notamment quand l’infraction est établie à la suite d’une demande de clémence. Cette procédure permet à une entreprise qui dénonce un cartel auquel elle participe de ne pas se voir infliger d’amende. Compte tenu du montant très élevé des amendes, une juridiction judiciaire pourrait s’interroger sur la qualité des preuves ainsi recueillies.
Le deuxième point concerne l’accès aux éléments de preuve nécessaires pour faire prévaloir ce type d’actions. Cet accès souvent limité dans l’Union handicape le plaignant qui ne peut pas toujours démontrer toutes les facettes du préjudice subi. À cet égard, la Cour de justice et le Tribunal de l’Union européenne ont rendu récemment deux arrêts qui permettent à une juridiction judiciaire saisie d’une demande en réparation d’ordonner à l’autorité de concurrence, en ce compris la Commission européenne, de produire des documents qu’elle a recueillis dans le cadre d’une procédure de clémence. Ces arrêts, qui soutiennent les plaignants, ont été violemment critiqués par les autorités de concurrence, celles-là mêmes qui encourageaient au « private enforcement », au motif qu’ils menaçaient les programmes de clémence. L’existence d’une telle menace est possible. Mais, comme l’a souligné le Tribunal de l’Union, l’application des règles de concurrence n’est pas l’apanage des seules autorités publiques et relève également du judiciaire.
L’évaluation et la réparation du préjudice sont également rendues plus aléatoires par l’admission du « passing-on defence » que les juridictions françaises semblent privilégier. La Cour de cassation a ainsi censuré un arrêt d’appel pour n’avoir pas recherché si la société se prétendant victime d’une pratique d’entente avait ou non répercuté « en tout ou partie » sur ses clients les surcoûts résultant de l’infraction commise. Même si le débat n’est certainement pas définitivement tranché à ce jour, il y a là, en l’état du droit positif, un facteur supplémentaire de complication avec lequel le justiciable doit composer. La jurisprudence allemande va, à ce stade, dans la même direction que cette jurisprudence française naissante.
Aujourd’hui, l’absence de réparation peut conduire à des amendes très élevées, qui tombent dans les caisses de l’État ou dans le budget de la Commission sans que les entreprises victimes puissent réellement compenser leur préjudice. Un meilleur équilibre entre pouvoir judiciaire et autorités de concurrence permettrait une application plus efficace des règles antitrust, tout en respectant les intérêts des entreprises victimes et de celles responsables de l’infraction. Toutes deux bénéficieraient en effet pleinement des garanties judiciaires fondamentales et seraient à même de tirer avantage de la diversité des stratégies qui les accompagnent.
Cela étant, si cet équilibre est souhaitable, il passera sans doute par l’adoption de règles propres à ce type de contentieux pour l’ensemble de l’Union.
La réparation du préjudice résultant de pratiques anticoncurrentielles demeure un sujet d’interrogation tant pour les autorités régulatrices que pour les entreprises. S’il existe bien quelques contentieux entre grandes entreprises, ce type d’action reste anecdotique, et ce malgré les incantations des autorités de concurrence. Or, la réparation du préjudice est un élément qui participe de l’effet dissuasif tant recherché par les autorités de concurrence. Alors, pourquoi ce contentieux ne se développe-t-il pas dans l’Union européenne alors qu’il est aux États-Unis ce que les entreprises redoutent ? Faut-il craindre ou accueillir pareille évolution ?
À ce jour, la politique de concurrence est essentiellement administrative sous la houlette des autorités de concurrence. Depuis la modernisation des règles de concurrence en 2004, ces autorités incitent entreprises et consommateurs à demander réparation du préjudice subi auprès des autorités judiciaires. À ce jour, ces appels n’ont que peu d’écho. Les entreprises ou consommateurs ayant subi une pratique anticoncurrentielle n’ont ni les incitants ni les moyens de preuve nécessaires à l’obtention d’une réparation juste.
Le manque d’incitants
La plupart des systèmes de réparation dans l’Union excluent la réparation punitive et le plaignant ne peut se voir attribuer de réparation qui aille au-delà du préjudice subi. Mais même la réparation équitable du préjudice subi est loin d’être évidente. Tout justiciable qui s’est frotté à ce type de litige sait combien la quantification du dommage peut engendrer des procédures longues et coûteuses du fait, notamment, du recours à des expertises financières extrêmement complexes et sophistiquées, pour aboutir à une compensation souvent frustrante.
Autre difficulté, l’absence d’actions collectives. Il n’existe pas dans l’Union cette culture des « class actions » tant redoutées par les entreprises fautives aux États Unis. Face aux divergences significatives entre États membres de l’Union sur ce point, la Commissaire européenne en charge de la Justice, Vivianne Reding, a récemment affirmé que, pour elle, cette harmonisation n’était pas réaliste. C’est ainsi que certaines pratiques qui affectent directement le portefeuille du consommateur restent sans suite. Souvenons-nous du cartel des lessives commenté par le Professeur Jenny, qui mettait en évidence que l’amende infligée était à peine plus élevée que le profit réalisé par les entreprises du fait de la pratique identifiée . La fragmentation du paysage judiciaire de l’Union est aussi un obstacle lorsque la pratique restrictive condamnée a affecté l’ensemble ou une grande partie de l’Union. Un magistrat saisi en France, par exemple, ne pourra octroyer une réparation que pour le préjudice subi en France et non ailleurs dans l’Union. Ceci conduit à une multiplication de procédures et rend ce type d’actions fastidieuses.
Le problème de la preuve
Enfin, les règles judiciaires encadrant la preuve peuvent poser deux difficultés. L’une concerne l’établissement de la faute, l’autre la démonstration du préjudice.
Sur la faute, il est loin d’être évident qu’une juridiction judiciaire accepte sans autre forme d’examen que la pratique établie par une autorité de concurrence constitue bien une faute au sens du Code civil. En effet, l’autorité de concurrence use d’un système de preuve différent qui peut poser question, notamment quand l’infraction est établie à la suite d’une demande de clémence. Cette procédure permet à une entreprise qui dénonce un cartel auquel elle participe de ne pas se voir infliger d’amende. Compte tenu du montant très élevé des amendes, une juridiction judiciaire pourrait s’interroger sur la qualité des preuves ainsi recueillies.
Le deuxième point concerne l’accès aux éléments de preuve nécessaires pour faire prévaloir ce type d’actions. Cet accès souvent limité dans l’Union handicape le plaignant qui ne peut pas toujours démontrer toutes les facettes du préjudice subi. À cet égard, la Cour de justice et le Tribunal de l’Union européenne ont rendu récemment deux arrêts qui permettent à une juridiction judiciaire saisie d’une demande en réparation d’ordonner à l’autorité de concurrence, en ce compris la Commission européenne, de produire des documents qu’elle a recueillis dans le cadre d’une procédure de clémence. Ces arrêts, qui soutiennent les plaignants, ont été violemment critiqués par les autorités de concurrence, celles-là mêmes qui encourageaient au « private enforcement », au motif qu’ils menaçaient les programmes de clémence. L’existence d’une telle menace est possible. Mais, comme l’a souligné le Tribunal de l’Union, l’application des règles de concurrence n’est pas l’apanage des seules autorités publiques et relève également du judiciaire.
L’évaluation et la réparation du préjudice sont également rendues plus aléatoires par l’admission du « passing-on defence » que les juridictions françaises semblent privilégier. La Cour de cassation a ainsi censuré un arrêt d’appel pour n’avoir pas recherché si la société se prétendant victime d’une pratique d’entente avait ou non répercuté « en tout ou partie » sur ses clients les surcoûts résultant de l’infraction commise. Même si le débat n’est certainement pas définitivement tranché à ce jour, il y a là, en l’état du droit positif, un facteur supplémentaire de complication avec lequel le justiciable doit composer. La jurisprudence allemande va, à ce stade, dans la même direction que cette jurisprudence française naissante.
Aujourd’hui, l’absence de réparation peut conduire à des amendes très élevées, qui tombent dans les caisses de l’État ou dans le budget de la Commission sans que les entreprises victimes puissent réellement compenser leur préjudice. Un meilleur équilibre entre pouvoir judiciaire et autorités de concurrence permettrait une application plus efficace des règles antitrust, tout en respectant les intérêts des entreprises victimes et de celles responsables de l’infraction. Toutes deux bénéficieraient en effet pleinement des garanties judiciaires fondamentales et seraient à même de tirer avantage de la diversité des stratégies qui les accompagnent.
Cela étant, si cet équilibre est souhaitable, il passera sans doute par l’adoption de règles propres à ce type de contentieux pour l’ensemble de l’Union.