Chief data officer et DSI d’Auchan, Samir Amellal copilote également le chantier Data et Intelligence Artificielle de la French Tech Corporate Community. Autant de rôles qui lui permettent d’avoir un coup d’avance sur le plan technologique. Focus sur les avancées d’Auchan et des entreprises françaises en la matière.

Décideurs. Le poste de Chief data officer émerge depuis quelques années. Quelles sont ses spécificités et son périmètre d'action ?

Samir Amellal. Les premiers postes de Chief data officer (CDO) en France sont apparus à la fin des années 2000. Pourtant, la fonction reste encore assez émergente au sein des grands groupes. À l’époque, il fallait démontrer que l’on pouvait extraire de la valeur des données pour en faire un avantage compétitif. Aujourd’hui, la dette technologique et concurrentielle des entreprises qui ne s’en emparent pas n’est plus à prouver. L’heure est à une gouvernance qui invite les métiers à s’approprier la donnée.

D’une entreprise à l’autre, le périmètre d’action du CDO évolue mais recouvre souvent des enjeux techniques tels que la gestion de data lake [en français, le "lac de données" stocke généralement des données brutes non transformées. Il désigne également une méthode d’organisation de données massives issues de sources diverses, ndlr] et autres plateformes de données pour en extraire des analyses.

Comment la donnée et, par extension, l'IA portent-elles la transformation digitale d'Auchan 

Ces dernières années, l’offre de services d’Auchan s’est tellement multipliée que les clients n’étaient pas au courant de tout ce qui s’offrait à eux. L’arrivée de Guillaume Darrasse, notre nouveau PDG, a permis de questionner nos process afin de les simplifier. À partir de la donnée, nous avons pu prendre des décisions de façon éclairée. Les rapports, le monitoring ou encore l’alerting servent aussi bien à mener des actions en temps réel en magasin qu’à détecter des ruptures et lancer une commande en cas d’épuisement des stocks ou, à l’inverse, à identifier les produits qui s’écoulent difficilement. À terme, cette donnée viendra alimenter des IA qui répondront directement aux questions des clients. Pour l’heure, elle soutient la fonction RH en interne sur des questions récurrentes telles que le nombre de jours de congés restants. Dans un cas comme dans l’autre, l’enjeu réside sur un gain de productivité.

"L’arrivée de Guillaume Darrasse, notre nouveau PDG, a permis de questionner nos process afin de les simplifier"

Quelles observations tirez-vous des modes de consommation actuels ? 

L’expérience nous a enseigné que la technologie ne soutient la qualité de service que si elle reste discrète. Il y a quelques années, les miroirs connectés se multipliaient en magasin. Depuis, ils ont laissé place à des dispositifs dotés de QR codes afin d’assurer une interaction grâce au téléphone du consommateur. De même, changer un parc entier de chariots de courses pour des modèles connectés coûte une fortune, tant en achat qu’en entretien. À l’inverse, apposer un support pour téléphone sur un chariot classique permet de développer une application accessible à tous en facilitant l’expérience client. Chez Auchan, l’application aide à effectuer ses achats mais aussi à retrouver un produit en magasin par le biais d’une nouvelle technologie qui prend les rayons en photo.

L'évolution du groupe tient également à la "décentralisation" des données. Où en êtes-vous dans le déploiement de votre stratégie Data mesh ? 

L’approche data mesh se concentre sur deux volets. Le premier pour industrialiser nos cas d’usage à travers notre plateforme de données, le second pour le déploiement technologique d’un portail baptisé "Mesh" qui nous permet de répertorier toutes les données de l’entreprise, qu’elles soient brutes ou structurées. Le moteur de recherche associé rend cette donnée navigable avec une vue d’ensemble sur les informations disponibles. Si l’accès n’est pas ouvert à toutes les données, il est possible de formuler une demande. Données financières, marketing ou logistiques, la spécification de l’usage contribue à son ouverture. Un filtrage nécessaire afin d’éviter tout risque de "shadow data", cas où des données échappent à tout cadre de gouvernance.

"Certaines grandes entreprises françaises se déclassent en ratant le virage numérique"

Les outils mis entre les mains des métiers, tels que LookML de Google, aident à élaborer des rapports avancés sans disposer de compétences techniques avancées. De quoi les aider à se réapproprier les données de leur département tout en rendant accessibles les rapports finaux à l’échelle du groupe. Chez Auchan, la moitié des directions a embarqué le projet. Pour le reste, un travail de pédagogie reste à poursuivre, notamment afin de briser l’idée selon laquelle seuls quelques départements traitent de la donnée. À l’image du management qui n’est pas une chasse gardée du département RH, la donnée s’immisce dans toutes les directions.

Depuis 2020, vous copilotez le chantier Data et Intelligence Artificielle de la French Tech Corporate Community, ancienne Mission numérique des grands groupes lancée par le ministère de l'Économie et des Finances. Quel est votre état des lieux sur la maturité des entreprises françaises sur le sujet 

Les initiatives comme la French tech, celles de Bpifrance ou encore la French Tech Corporate Community (FTCC) incarnent la preuve que la France se positionne en avance sur les sujets numériques. Mais cette avance est relative. Certaines grandes entreprises françaises se déclassent en ratant le virage numérique. Les groupes comme Auchan, qui ne sont pas spécialisés dans la tech, doivent placer ces enjeux au cœur de leurs fondamentaux.

Toutefois, il est difficile de créer un marché européen capable de rivaliser avec les États-Unis. Les champions français tels que Deezer ou Criteo peinent à se développer après un certain stade. Quitte à s’expatrier aux États-Unis pour réussir. La grande transformation doit aussi reposer sur les start-up du domaine, prestataires des grandes entreprises. Au sein de la FTCC, Nicolas Guérin et Pierre-Alain Raphan ont contribué à la création d’une convention pour synchroniser les intérêts des grands groupes et des start-up.

Dernier point, le cadre réglementaire. Pendant que la Chine, Singapour et quelques pays du Golfe arabique investissent des moyens financiers et humains pour dynamiser le secteur, la tendance à voter des lois en Europe contribue à neutraliser l’innovation. Le RGPD, l’AI Act et les autres textes contiennent de nombreux points positifs mais consistent à légiférer par peur, avant d’être orientés business et de catalyser l’innovation. Par exemple, nous avons lancé un starter kit afin d’encourager les pouvoirs publics à considérer la donnée comme un actif au sens comptable du terme. De quoi continuer de diffuser la prise de conscience dans toutes les sphères, tant auprès des dirigeants d’entreprises que des institutionnels.

Propos recueillis par Léa Pierre-Joseph

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