Héritier du système de localisation Argos des années 1980, Kinéis lance sa première constellation de microsatellites. Pour Alexandre Tisserant, son CEO, cette technologie permet de récolter des données de manière plus précise et automatique.

Décideurs. L'accès à l'espace est désormais ouvert aux acteurs privés. Quel est votre point de vue sur le secteur spatial et la place occupée par la France ?

Alexandre Tisserant. Il est essentiel de ne pas perdre de vue que le spatial n’est qu’un moyen, pas une fin en soi. Même s’il fascine, ce qui compte c’est que la donnée soit recueillie et transmise au client. Les nouveaux marchés sont rares et le domaine spatial reste un secteur d'infrastructures et de matériel, ce qui implique des projets longs et coûteux, avec des retours sur investissement sur le long terme. Le nombre d'acteurs capables de proposer une véritable innovation est très limité, et ceux qui réussiront seront des entreprises exceptionnelles. Sur la question de la place de la France et de l’Europe plus généralement, il est important de se demander de quoi nous avons vraiment besoin et quelles sont nos capacités à atteindre ces objectifs. Nous sommes actuellement dans une phase où la compréhension des nouveaux potentiels du spatial s'affine.

Nous avons aussi souvent ce complexe d'infériorité face aux États-Unis, notamment en ce qui concerne le numérique et les Gafam. Nous avons tenté de créer des équivalents européens à Google ou Apple, mais cela n'a pas vraiment fonctionné. Copier un modèle existant est toujours complexe, et selon moi il est important de ne pas adopter une telle culture de l’imitation. Nous n’avons pas la même philosophie d’entreprise ni les mêmes flux de capitaux. Dans ces conditions, il est préférable de se concentrer sur ce que nous voulons vraiment accomplir.

Quelles applications les constellations de microsatellites rendent-elles accessibles ?

Les usages vont de la surveillance, au suivi et à l’alerte, sans limitation pour ce qui relève de la couverture géographique, dans des domaines aussi variés que l’agriculture, l’environnement, l’énergie, les infrastructures, le transport, ou encore, les activités maritimes.

Dans le secteur de l’imagerie spatiale, les constellations de microsatellites offrent des solutions moins coûteuses avec une meilleure précision. Grâce aussi aux applications de tracking, comme Kinéis, cela permet à des scientifiques de suivre les migrations animales sur plusieurs années. Les autorités de pêche peuvent ainsi s’assurer que les navires ne pénètrent pas dans des zones de pêche illégales, de même pour le transport de marchandises et le suivi de fret.

Les microsatellites de Kinéis pèsent environ 30 kilos chacun et sont envoyés à environ 600 kilomètres d'altitude en orbite basse. Les autres options actuellement disponibles nécessitent le recours à des satellites plus gros, équipés de systèmes de propulsion lourds. Tout cela entraîne une majoration des coûts, ce qui n’est pas l’option que nous avons retenue.

"Notre première priorité devrait être de réfléchir à ce que nous pouvons faire pour lutter contre le changement climatique"

Quels sont les champs d’application amenés à se développer dans le secteur spatial ?

Tous les sujets liés aux télécommunications et à l'observation sont bien développés. Cependant, certains projets restent prospectifs, comme ceux concernant l'observation de la Terre à des fins agricoles. Le nombre de clients prêts à payer pour ces nouveaux services est limité. L'Internet haut-débit par satellite, tel que le propose SpaceX avec sa constellation Starlink, est un sujet intéressant technologiquement. Il est impossible de fournir un Internet bidirectionnel suffisamment rapide avec des satellites géostationnaires, ce qui rend les satellites en orbite basse particulièrement pertinents pour ce type de service car la donnée transite beaucoup plus vite.

Mais notre première priorité devrait être de réfléchir à ce que nous pouvons faire pour lutter contre le changement climatique. C'est un marché prometteur car les régulations commencent à se mettre en place et des petites constellations pourraient observer les émissions depuis l’espace. Avec des satellites autonomes capables de récupérer et traiter automatiquement ces données, il y a un véritable potentiel. Non seulement les États seront intéressés, mais aussi les entreprises qui chercheront à optimiser leurs émissions en fonction des contraintes.

Quelles sont les prochaines étapes pour Kinéis après votre premier lancement en juin dernier ?

Un premier lancement de satellites ne se limite pas à la seule mise en orbite, il nous faut ensuite les configurer et passer par une phase de tests de leurs plateformes. Cela implique de nombreuses petites finalisations à réaliser en vol pour préparer nos prochains lancements jusque début 2025. En parallèle, nous développons notre réseau de stations au sol pour recevoir les signaux et les transmettre aux utilisateurs de data. Nous les installons dans une vingtaine de sites à travers le monde. Dans le même temps, nous continuons à administrer les satellites du système Argos. L'enjeu pour nous est de mener tous ces projets de front, car c'est notre première expérience dans ce domaine. Nous avons beaucoup appris, ce qui sera bénéfique pour l'avenir. C'est un signal fort pour nos prospects et clients : nous sommes passés de la promesse à une réalité concrète avec l’ouverture de nos services commerciaux préliminaires début 2025, et nos services commerciaux complets dans le courant de l’année.

En quoi Kinéis se distingue-t-il des autres opérateurs du marché ?

Au-delà du nombre de satellites qui composent notre constellation, la technologie Kinéis est issue de 40 ans d’expérience de collecte de données depuis l’espace, appliquées à l’Internet des objets. Nos instruments et nos antennes à bord bénéficient d’une très grande sensibilité.

Nous avons également développé une technologie d’automatisation de la détection des signaux AIS (Automatic Identification System) pour les navires. Habituellement effectuée depuis le sol, notre solution fonctionne très bien par satellite. En collaboration avec Thales, le CNES et CLS (Collecte Localisation Satellites), nous avons développé une technologie qui combine un réseau d'antennes au sol et un logiciel intégré dans la charge utile. Cette technologie permet d'améliorer le taux de détection des signaux dans les zones où ils sont particulièrement denses.

Nous collaborons également avec un grand acteur du secteur de l’eau. Leur enjeu concerne l’entretien des tuyaux lors de forages en zones isolées. Plutôt que de vérifier manuellement, on installe un petit capteur qui remonte les informations, telles que le débit. Si ce dernier est trop faible, cela peut indiquer un tuyau bouché. Nous surveillons également les lignes électriques pour détecter tout défaut de tension en envoyant des alertes en cas d’anomalies.

Les usages sont multiples, et j'invite les entreprises à considérer les avantages qui en découlent, au-delà du seul intérêt pour le secteur spatial. Les solutions que nous proposons permettent de suivre les équipements en temps réel, d'optimiser des trajectoires, de mettre en place une maintenance préventive et de réduire le nombre d’interventions coûteuses.

Propos recueillis par Sasha Alliel

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