Hors du temps et au-dessus des modes, Charvet, Maison de qualité pour clientèle avertie, cultive depuis plus de 180 ans ce qui fait sa différence et lui vaut un positionnement à part. Plus proche de l’artisan d’exception que de la marque de luxe. De l’institution que du category killer.

Ici, pas de vaste espace épuré, de mobilier tendance scandinave ou industrielle, ou de machine Nespresso à portée de main ; pas non plus de vendeurs au look de mannequins ni, d’ailleurs, de site internet (encore moins d’e-shop…) mais des boiseries sombres, des meubles cirés et une atmosphère feutrée de grande Maison dans laquelle le temps semble s’être arrêté. Nous sommes chez Charvet, véritable institution de la place Vendôme qui, depuis plus de 180 ans, fournit en chemises sur mesure et cravates de soie un public averti de têtes couronnées et chefs d’État, d’artistes et écrivains allant de Charles de Gaulle à Inès de la Fressange en passant par Marcel Proust et Jean Cocteau, George Sand et JFK et comprenant même aujourd’hui, se félicite la direction, « quelques rappeurs » au goût affirmé. C’est dire le caractère incontournable de la marque et celui d’exception de ses produits. C’est dire, aussi, la dimension hors du temps et au-dessus des modes de cet établissement aux fondamentaux immuables et aux élégances anachroniques.

Rigueur et excellence

Vestes d’intérieur chatoyantes et chaussettes en fil d’Écosse, mais aussi boutons de manchette en passementerie et chaussons de chevreau, masques de voyage en soie doublée cachemire et nœuds papillon cousus de fil d’or ou de platine… Outre ses chemises disponibles en version sur-mesure, demi-mesure ou prêt-à-porter et ses célèbres cravates aux motifs et coloris exclusifs (sacrées meilleures cravates de marque par Forbes en 2004), Charvet propose une gamme d’accessoires plus raffinés les uns que les autres à partir de tissus d’exception, tous fabriqués dans ses ateliers de Saint-Gaultier, dans l’Indre. Il faut dire que, dans cette maison créée en 1838, on ne badine pas avec la qualité, qu’il s’agisse de celle du produit ou du service. Une rigueur aussi fermement ancrée dans l’ADN de la marque que dans les origines de son fondateur, Christofle Charvet, à la fois fils du conservateur de la garde-robe de Napoléon Ier et neveu de la lingère en charge de la confection de ses chemises. De quoi vous forger un destin. De fait, lorsque Christofle Charvet se lance à son tour dans le métier, c’est immédiatement pour le révolutionner en ouvrant la première boutique de confection de chemises, 103 rue de Richelieu, « au cœur du Paris de l’élégance masculine », précise Jean-Claude Colban, codirecteur de la marque et, dans la foulée, en inventant de nouvelles mesures telles que la pièce d’épaule qui donne du maintien à la chemise et le col « moderne », retourné et plié. Des innovations qui vont bousculer les habitudes vestimentaires masculines en créant un véritable effet de mode. Au point, dès l’année suivante, de valoir à Charvet le titre de « chemisier officiel » du Jockey Club, haut lieu de la jet set de l’époque, assorti d’une notoriété qui ne va pas tarder à dépasser les frontières.

L’aiguillon de la demande

« Rapidement, la chemise Charvet attire les étrangers en devenant une exclusivité parisienne pour laquelle on vient de très loin, raconte Jean-Claude Colban qui précise : de toutes les Maisons qui faisaient la gloire de Paris, nous sommes la seule à avoir perduré. »  

À l’origine de cette longévité, il en est convaincu, se trouve la clientèle de la marque : un public d’initiés, fortuné et impatient. « Nous avons eu la chance d’avoir des clients très exigeants, explique-t-il. Des membres de l’aristocratie mais aussi des artistes qui réclamaient constamment des nouveautés ; cet aiguillon de la demande a forcé la marque à se renouveler. » Sans pour autant renoncer à un socle de classicisme qui lui ouvrira les portes de la haute noblesse et des cours d’Europe, en faisant le spécialiste des « trousseaux royaux » et, à la veille des années 1870, le fournisseur officiel d’Édouard VII… De quoi offrir à la jeune Maison une visibilité accrue et accélérer encore son développement. Si bien que, lorsque la seconde génération prend la main, en 1868, ses créations de prêt-à-porter s’exportent déjà aux États-Unis, en Russie, en Grande-Bretagne et à Cuba.

Au fils des ans, Charvet acquiert une telle réputation que, lorsqu’au milieu des années 1960, les héritiers du fondateur – « deux cousins qui ne s’entendaient pas » – envisagent de vendre et qu’un acheteur américain se présente, l’État s’en mêle. Pour le ministère de l’industrie, il s’agit de ne pas perdre un fleuron de l’élégance française. Pour le général de Gaulle, de conserver son chemisier attitré.

Artisanat d’exception

Spécialisé dans l’importation de popelines anglaises et en tissus de qualité, Denis Colban est le principal fournisseur de l’entreprise. C’est donc lui qu’en haut lieu on missionne pour trouver un repreneur français. Une demande officielle qui, raconte, Anne-Marie Colban, aujourd’hui à la tête de l’entreprise aux côtés de son frère, l’emmènera pour la première fois à entrer chez Charvet par la grande porte et non par celle des fournisseurs ; et surtout, à en ressortir déterminé à se porter lui-même candidat à la reprise de la société dont il fait l’acquisition en 1965 et qu’il entreprend aussitôt de dépoussiérer.

« L’arrivée de notre père marquera un changement drastique dans la Maison, raconte Jean-Claude Colban qui évoque l’approfondissement des gammes et leur modernisation.  « Il simplifie les formes tout en apportant de la fantaisie aux motifs afin de créer un effet de contraste entre l’épure des coupes et le baroque des dessins, le lancement de la collection femmes mais aussi le renouvellement complet de la décoration du magasin. « Pour la première fois, il va exposer les produits jusqu’alors cachés pour « rendre la profusion visible », explique-t-il. Il fait même peindre en noir le mobilier pour que ressortent les couleurs des tissus. » Ces fameuses couleurs, exclusives à la marque et travaillées à l’ancienne, dont Charvet a fait au fil des années un élément clé de son identité. D’autant plus différenciant aujourd’hui, note son directeur, « qu’il s’inscrit à contre-courant de la tendance générale voulant que les teinturiers proposent de moins en moins de couleurs ». Et qu’importe si ce parti pris va à l’encontre des codes de la mode (« elle mène à l’uniformisation des tendances… ») ou même de ceux du luxe. Anne-Marie et Jean-Claude Colban le répètent : « Charvet n’est pas une marque de luxe. » Plutôt un artisan d’exception qui s’attache à cultiver ce qui le distingue.  

Écoute et exclusivité

« Notre travail est très différent de celui d’une Maison de haute couture où un styliste impose sa marque ; chez nous le styliste c’est le client », rappelle Jean-Claude Colban pour qui la notion de luxe s’accompagne souvent d’une quête de notoriété opposée à la démarche de Charvet qui, explique-t-il, « poursuit un autre type d’exigence » : de raffinement et de discrétion, de culte du service et de l’attention portée. « Ici, on n’utilise pas la notoriété des chemises pour vendre en masse un produit industriel, résume-t-il. Nous revendiquons d’autres valeurs. » De contact, d’écoute « et il en faut pour comprendre ce que veulent les clients, glisse Anne-Marie Colban, surtout depuis que la clientèle s’est rajeunie et diversifiée ». De confiance aussi. Alors, lorsque dans les années 1980 son frère et elle remplacent leur père à la tête de l’entreprise, c’est avec cette ambition de capitaliser sur ce qui différencie Charvet du reste du marché. « Ici l’accueil est essentiel, le service fondamental, nous sommes une marque très incarnée, très attachée à son identité », explique-t-elle. Et pour les clients, celle-ci passe par la préservation d’un caractère exclusif. « Beaucoup nous font promettre de ne pas ouvrir de site marchand, s’amuse Jean-Claude Colban. Ils considèrent que ce serait le début de la fin ». Celle d’un monde et celle d’une époque.

Caroline Castets

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