Herbert Smith Freehills : "Les régulateurs sont restés très actifs pendant le confinement"
Décideurs. Comment s’est passé ce début d’année ?
Antoine Juaristi. De manière générale, l’activité a été très bonne jusqu’à l’été et même au-delà. Comme la plupart de nos confrères, nous avons toutefois constaté des effets liés à la fermeture des tribunaux et des cours d’appel. Selon les juridictions et les domaines traités qui peuvent différer, un certain nombre de dossiers judiciaires ont été reportés à la rentrée de septembre, voire en 2021 ! De leur côté, les régulateurs ont été plus actifs : ils ont publié de nombreuses décisions et ont rapidement repris une activité normale, voire intense, au moment du déconfinement. Notre équipe a continué d’être extrêmement occupée et nous avons été sollicités pour plusieurs dossiers d’enquête et de contentieux AMF, pour des contentieux corporate sensibles, et pour de beaux dossiers d’arbitrage qui ont bien accaparé nos collaborateurs.
Thierry Tomasi. Pour ce qui concerne plus particulièrement l’arbitrage, l’activité a en effet été – et est toujours – très soutenue. Plusieurs dossiers d’importance nous ont mobilisés. S’agissant d’un processus de justice privée, plus flexible dans ses modalités procédurales, avocats comme arbitres sont en général habitués à l’utilisation de moyens de communication ou de technologies virtuelles au soutien des procédures, lorsque cela est approprié. Le confinement ne nous a donc pas empêchés de poursuivre le travail sur les procédures en cours, ni même de lancer de nouvelles procédures arbitrales.
Espérez-vous que le recours à la visio-conférence dans le cadre d’arbitrage se poursuive ?
Laurence Franc-Menget. La visio-conférence n’est pas la seule technologie disponible pour assurer la poursuite des dossiers en dépit des contraintes qui découlent de la situation sanitaire actuelle. L’utilisation de ces technologies n’est pas nouvelle, et elle a été vite intégrée comme une forme de normalité. Ces technologies ont également vocation à prendre de l’ampleur dans les années à venir. D’ailleurs, la CCI ou encore la LCIA ont récemment amendé leurs règlements pour clarifier le fait que les tribunaux arbitraux ont bien le pouvoir de recourir à ces moyens pour assurer le traitement des affaires dont ils sont saisis. Cependant, ces modalités ne sont pas adaptées à tous les dossiers. Il faut garder à l’esprit que l’arbitrage demeure une procédure juridictionnelle : par exemple, dans le cadre de certaines affaires, rien ne peut remplacer la présence physique à l’audience.
Avez-vous depuis quelques mois constaté une augmentation du nombre d’arbitrages ?
T. T. La crise sanitaire actuelle peut inciter certaines parties qui étaient réticentes à insérer une clause compromissoire dans leurs contrats à se tourner vers l’arbitrage, en se disant qu’elles ne subiront pas, le cas échéant, la paralysie des juridictions étatiques. Cependant, lorsque l’on insère une clause d’arbitrage dans un contrat, le litige ne naît que plusieurs mois, voire plusieurs années après sa signature. Pour ce qui concerne les contrats en cours, sur lesquels la crise sanitaire a eu un impact, nous assistons à un frémissement, qui pourrait conduire à une augmentation significative du nombre de litiges qui seront soumis à l’arbitrage dans les quelques mois à venir.
"L’utilisation de ces technologies n’est pas nouvelle, et elle a été vite intégrée comme une forme de normalité"
Et comment expliquez-vous le fait que l’arbitrage a le vent en poupe depuis quelques années maintenant ?
T. T. En matière de commerce international, il existe une prédilection certaine pour le recours à l’arbitrage. Ce qui est logique.Lorsque l’on contracte des obligations avec une partie étrangère, il s’agit d’un mécanisme adapté par la flexibilité qu’il apporte : les parties ne sont ainsi pas obligées de se soumettre au juge ou aux règles de procédure d’un pays donné, et elles ont une très large latitude pour organiser la procédure. De plus, les grandes institutions d’arbitrage, telles que la CCI, ont fait un effort pour rendre la procédure accessible à des parties dont le litige est d’un montant relativement faible. On observe également l’émergence dans les dix dernières années de nouveaux sièges et de nouveaux centres d’arbitrage, notamment en Asie et au Brésil, ce qui dénote également une acceptation plus universelle de l’arbitrage.
Martin Le Touzé, vous avez été coopté associé au 1er mai 2020. Comment se sont passés les premiers mois de votre association, avec la crise sanitaire qui a éclaté ?
Martin Le Touzé. Ce n’est pas vraiment le contexte que j’imaginais pour mon association ! Mais le printemps s’est plutôt bien passé : nous étions sur notre lancée. Je n’ai pas connu de baisse d’activité sur cette période même si depuis la rentrée de septembre, la situation est un peu différente. Les clients, qui ont engagé une baisse drastique de leurs frais généraux, sont moins enclins à recourir aux services d’un avocat, c’est une tendance très nette. Il y a une perte de dynamisme et d’intensité dans nos échanges avec les clients, qui est liée à cette période d’incertitude et de réduction des coûts. Nous sommes cependant très actifs sur de grands dossiers d’enquête, notamment sur les abus de marché. L’AMF a poursuivi son travail de rédaction de rapports, tout comme l’ACPR. Nous avons ainsi vu fleurir un certain nombre de dossiers. En revanche, tous les reports et renvois d’audience ont eu des conséquences sur les contentieux judiciaires en cours, dont les audiences ont parfois été reportées à plus d’un an !
Quelle est la grande tendance en matière de contentieux commercial ?
A. J. Nous avons constaté beaucoup de défauts de paiement et de problèmes de nature contractuelle. Dans certains pays comme l’Espagne, cela s’est traduit systématiquement par des contentieux. J’ai de mon côté tendance à croire qu’il existe en France une volonté des parties de trouver des solutions amiables à leurs différends. Nos clients ont toujours recours au contentieux, mais l’objectif n’est plus nécessairement d’aller jusqu’au bout coûte que coûte, ils sont beaucoup plus ouverts à une solution négociée rapide si l’occasion se présente. Ce qui est important aujourd’hui, c’est de ne pas ajouter au blocage économique général un blocage judiciaire qui pénaliserait l’entreprise.
On parle de plus en plus du préjudice écologique. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Clément Dupoirier. La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages est entrée en vigueur le 1er octobre 2016. Les premières actions sur le fondement de ce texte ont suivi. Dans la pratique, on constate qu’il existe un certain nombre de zones d’ombre quant à sa mise en oeuvre. La jurisprudence devra les clarifier pour que l’instrument ne soit pas dévoyé. À titre d’exemple, des associations ont récemment tenté, sans succès, de se prévaloir de ce nouveau texte sur fond d’allégations de préjudices environnementaux entièrement localisés en Afrique.
Par ailleurs, une alternative à la voie juridictionnelle,
lorsque la compétence ou les fondements juridiques font défaut, se développe. Le Point de Contact national français (PCN), organe tripartite (administration, syndicats, patronat) dont l’activité est coordonnée par la direction générale du Trésor, peut être saisi d’allégations portant sur le non-respect des principes directeurs de l’OCDE à l’attention des entreprises multinationales. Les principes directeurs font partie de ce qu’on appelle la soft law ; ils ont un spectre large, concernent tous les secteurs de la vie économique et portent notamment sur les matières sociale, environnementale, fiscale et plus généralement les droits humains.
"Ce qui est important aujourd’hui, c’est de ne pas ajouter au blocage économique général un blocage judiciaire qui pénaliserait l’entreprise"
Le PCN se présente comme un forum de discussion entre les parties prenantes, auquel le PCN offre ses "bons offices" pour un rapprochement. Son fer de lance est la publicité qu’il donne à ses saisines et leur issue, l’instruction des affaires étant quant à elle confidentielle. Je pense que les années à venir verront l’essor du PCN lorsque la voie des tribunaux ne sera pas ouverte.
Herbert Smith Freehills est un cabinet historiquement tourné notamment vers l’énergie et les ressources naturelles. Cela fait donc longtemps que nous sommes très sensibilisés à la question des droits humains, qui dépasse bien entendu ces seuls secteurs, et que nous l’intégrons dans les conseils et l’accompagnement que nous donnons à nos clients. La prise de conscience est d’ailleurs générale ; les multinationales que nous assistons ont intégré ce changement de paradigme depuis un long moment et sont en demande de conseil.
Avez-vous constaté une baisse de votre activité en raison de la pandémie de Covid-19 ?
Jonathan Mattout. L’équipe est restée très occupée au cours des douze derniers mois. Avec le confinement, de nombreux actes d’investigation (particulièrement en lien avec des enquêtes en cours en matière économique et financière) n’ont cependant pas pu être réalisés, ralentissant la progression de plusieurs enquêtes. Le déconfinement et l’été ont cependant été propices à la réalisation de nouveaux actes d’enquêtes, particulièrement à la rentrée, en septembre et octobre, de la part notamment du Paquet national financier (PNF). Les problématiques de corruption internationale et les poursuites associées demeurent d’une vive actualité.
Et sur le volet enquête interne ?
J. M. Celui-ci a été moins touché, car lorsque de telles enquêtes étaient lancées, elles ont en général pu se poursuivre, qu’elles soient à dimension nationale ou internationale. L’analyse des pièces de même que la tenue d’entretiens (à distance) ont été possibles. L’activité de l’AFA est par ailleurs demeurée soutenue. Elle l’est particulièrement depuis la rentrée avec notamment l’initiation récente de nouveaux contrôles qui nous occupent également.
On parle également de plus en plus de la coopération entre les différentes autorités, agences et organisations, nationales et internationales…
J. M. En effet, cette coopération est de plus en plus fréquente et fluide (à la faveur notamment de protocoles d’accord ou de coopération, signés pour plus de transparence et pourtant souvent gardés secrets !), de telle sorte que le PNF est destinataire de nombreuses informations de la part de nouveaux partenaires (tels l’AFA par exemple, ou encore, depuis déjà plusieurs années, le Tracfin).
La tendance à la coopération entre acteurs nationaux mais aussi internationaux s’accroît et nous restons très actifs sur ces enquêtes transnationales.
de gauche à droite :
Antoine Juaristi, Thierry Tomasi, Laurence Franc-Menget
Martin Le Touzé, Clément Dupoirier, Jonathan Mattout