Les avocats ne sont pas des professionnels comme les autres. Pourtant, leurs cabinets d’affaires sont de plus en plus organisés comme les entreprises qu’ils conseillent : hiérarchie, logiciels de gestion clients, communication, marketing, etc. Qui sont ces hommes et ces femmes dont la fonction est de diriger une structure composée de fortes personnalités indépendantes ?

« Je n’aspire pas à devenir global chairman… J'aime trop les dossiers.Cette confidence d’un homme calme et serein à la tête de Norton Rose Fulbright Paris résume à elle seule l’ambiguïté de la mission de managing partner. George Paterson présente tous les atouts pour le poste?: un business florissant, une vision à la fois globale et locale de la firme, une longévité à toute épreuve – il est à ce poste depuis 2002 – et une profonde envie de travailler pour la collectivité. Pourtant... «?je sais maintenant que je ne vais pas y aller?», confirme-t-il. Un avocat n’est pas fait pour être dirigeant mais pour être avocat?: le discours revient systématiquement dans la bouche de ceux que l’on a propulsés à la tête d’une équipe de professionnels dont le caractère premier est l’indépendance.

 

«?Les avocats ne respectent que ceux qui font leur job

Le choix de la gouvernance se pose quel que soit le type de structure. À partir du moment où ses services s’adressent aux entreprises, le cabinet veut leur ressembler. Mais pas jusqu’à être dirigé par un directeur général. Rares sont les firmes du droit à choisir un CEO non-avocat à leur tête. Ce fut le cas de Pepper Hamilton aux États-Unis, mais l’expérience n’a pas été concluante.

Et si les cabinets d’avocats décidaient d’aller au bout de leur raisonnement et d’adopter une gouvernance d’entreprise?? Pour la plupart des associés dirigeants, mettre à la tête de leur collectivité un non-avocat spécialiste de la direction générale les ferait courir à leur perte. Pour George Paterson, «?les 55 associés seraient perdus. Les avocats ne respectent que ceux qui ont réussi à faire leur job. Je le suis parce que j’ai un chiffre d’affaires honorable. Même notre chairman bosse?! Pourtant, choisir le meilleur d’entre eux prive la collectivité d’une part de son business. Et encore faut-il qu’il soit rodé à la stratégie et mû par le leadership. Finalement, confier ce rôle à un associé serait la moins mauvaise des solutions, comme si les cabinets devaient se satisfaire d’un ersatz de gouvernance du fait même de leur qualité de professionnels libéraux.

 

«?Les associés lui obéissent

Certains cabinets ont toutefois un directeur général à leur tête. Par exemple, August & Debouzy a choisi un trio pour le gérer avec le cofondateur Gilles August, la managing partner Emmanuelle Barbara et la directrice générale Pascale Pontroué. Ancienne directeur financier de Ginestié Magellan Paley-Vincent, elle arrive à son poste actuel en 1999, soit trois ans après la création du cabinet. Charge à elle de gérer le cabinet, le suivi des facturations et la bonne tenue des timesheets. «?Les associés la respectent et lui obéissent. Elle a du leadership sur les associés parce qu’elle connaît notre situation financière, qu’elle instaure un vrai dialogue et qu’elle fait partie de tous les comités de direction, précise Emmanuelle Barbara. Elle est respectée par tous, c’est notre voix.

Dès lors, pourquoi ne pas aller au bout de cette logique en nommant un DG comme unique patron?? Tout simplement parce que les avocats n’y croient pas et préfèrent choisir un modèle de gouvernance qui leur ressemble. Darrois a ainsi constitué un duo d’associés pour sa gérance depuis le passage de relais des fondateurs à la nouvelle génération d’associés. «?De la même manière que nous sommes toujours deux sur les dossiers, nous avons choisi de diriger à deux, explique Cyril Bonan. Avec un mandat court (deux ans), pour que le niveau d’occupation reste raisonnable. «?Un unique associé gérant occuperait cette fonction à quasi plein-temps, précise son binôme Martin Lebeuf. Ce n’est pas ce que nous souhaitons.  Finalement, chacun cherche son chat. Pas de solution à dupliquer, uniquement des outils sur mesure. La direction des cabinets reste de la cuisine interne, cela ne regarde que ceux qui y exercent.

 

«?Le rôle d’un associé dirigeant n’est pas de se mettre en avant. » Arnaud de La Cotardière

 

Dans l’ombre

Au point qu’à demi-mot certains confient que le titre est ignoré des clients. Pour Arnaud de La Cotardière, à la tête de Linklaters Paris pour la troisième fois après un mandat de quatre ans au comex mondial, «?le rôle d’un associé dirigeant n’est pas de se mettre en avant. Certains clients peuvent craindre que vous ne soyez plus disponible pour travailler sur leur dossier alors que ce n’est pas exact. Il suffit d’en prendre moins à sa charge et de travailler plus. Nombreux sont ceux qui voient ce rôle comme un "plus". L’avocat n’est pas le seul à taire parfois son titre. Associée dirigeante du bureau parisien d’Hogan Lovells depuis la fusion, Marie-Aimée de Dampierre n’aime pas non plus l’afficher, par crainte que cela ne soit mal perçu. Pourtant, cette mission peut occuper tout son temps, comme lors des attentats au Bataclan. Un de ses collaborateurs figure parmi la liste des victimes. Marie-Aimée de Dampierre fait alors passer son rôle au premier plan pour centraliser les messages de soutien et fédérer en interne. Plus généralement, sa fonction a pris de l’ampleur, passant de comanaging partner à celle d’unique associée dirigeante en 2012. Après le temps d’adaptation à la fusion des entités anglaise et américaine, la firme lui confie un rôle stratégique.

 

«?J’arrêterai le jour où le cabinet me le demandera

Ce rôle peut devenir naturel. Le groupe l’accepte comme tel, apprenant au fil du temps à apprécier ces fonctions artificielles. Plusieurs des associés dirigeants font preuve d’une impressionnante longévité et peu occupent le poste pour un mandat déterminé. Deux, trois, cinq, dix, vingt ans… «?J’arrêterai de diriger ce bureau le jour où le cabinet me le demandera, probablement d’ici trois ou quatre ans, confie George Paterson. Jean-Philippe Lambert, qui siège au management committee, dirige le bureau de Paris de Mayer Brown depuis sa création il y a plus de vingt ans. Son homologue chez August & Debouzy, Emmanuelle Barbara, supervise la structure depuis 2001 ou Yves Wehrli, chez Clifford Chance, depuis 1999. Les perles sont tellement rares qu’on aurait tort d’en changer. Les candidats existent pourtant parfois. Chez Linklaters, pour le remplacement de Paul Lignières fin 2015, plusieurs noms sont étudiés par le top management. Mais la situation n’est pas courante. Certains des «?élus?» ne sont tout simplement pas candidats avant qu’on ne les appelle. Marie-Aimée de Dampierre se souvient : « Après deux années de comanagement avec James Vaudoyer à la suite de la fusion donnant naissance à Hogan Lovells, j'étais prête à assumer pleinement cette mission, qui est à la fois passionnante et une véritable aventure humaine. » Anne-Sophie Kerfant, chez Orrick Rambaud Martel, s’est préparée aux côtés de Pascal Agboyibor, son prédécesseur. «?J’ai fait le choix de consacrer du temps, en plus de mon métier d’avocat fiscaliste, à appréhender le fonctionnement du cabinet et à m’imprégner de cette fonction spécifique, confie-t-elle. Chez Darrois, aucune formalité pour le choix des dirigeants. Lorsqu’on a suggéré à Martin Lebeuf de remplacer Didier Théophile, arrivé à la fin de son mandat, il a été flatté de la confiance portée par ses associés avant d’accepter. Quant à Pascal Chadenet, élu par les associés du bureau de Paris de Dentons et réélu à l’unanimité, il n’avait tout simplement pas de concurrent.

 

«?Je n’en tire rien

Si ces missions sont souvent prises en compte dans la détermination de leur rémunération, il n’y a aucune gratification à la hauteur de celle d’un P-DG. On pourrait croire qu’au contraire, par effet mécanique, elles entraînent une diminution de chiffre d’affaires individuel, une chute de leur activité étant difficilement évitable. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’en est rien. «?J’exerce toujours le métier d’avocat et les années?2014 et?2015 ont été pour moi les plus florissantes, confie Pascal Chadenet. Juste une question d’organisation.

 

«?Il ne faut pas surpondérer l’importance de ce rôle » Olivier Deren

 

Est-ce à dire que ce rôle est apporteur d’affaires?? «?Je n’en tire rien pour mon propre business, constate Olivier Deren, qui a pris la suite de Dominique Borde chez Paul Hastings. «?Il ne faut pas surpondérer l’importance de ce rôle, il ne fait pas gagner de clients et ne doit surtout pas modifier la perception par ces derniers de ma capacité de répondre à leurs demandes. Jean-Philippe Lambert enfonce le clou?: «?Je n’ai pas de rémunération spécifique pour cela. D’une façon générale, Paris ne reçoit pas de financements de Mayer Brown. Finalement, le rôle est souvent perçu par celui qui l’occupe comme un engagement pour la collectivité. «?Notre mission est d’œuvrer pour le bien de la collectivité et de nos associés?», explique Martin Lebeuf. Cyril Bonan poursuit?: «?Être associé de ce cabinet est une grande chance car la structure est au service des avocats qui la composent. Elle est là pour faciliter la vie des avocats et pour que tout leur semble plus facile. Maintenant que je suis cogérant, je m’aperçois des efforts à réaliser pour qu’il en soit ainsi. Comme un numéro d’acrobate, tout est fait pour que cela ait l’air facile.

 

«?On n’est pas avocat pour manager

D’ailleurs, les managing partners restent accessibles. «?Vous êtes mon moment de pause dans ma journée de folie, ironise un Arnaud de La Cotardière ravi de pouvoir prendre du recul sur sa fonction. C’est ici leur plus grande récompense?: être au contact des autres. Une relation souvent favorisée pour les fiscalistes, par essence amenés à travailler avec l’ensemble des départements du cabinet. C’est le cas d’Anne-Sophie Kerfant chez Orrick et de Stéphane Chaouat chez Weil Gotshal. Une diversité de profils à laquelle s’ajoute une variété de missions. Certains mettent le management au cœur de leur mission quand d’autres privilégient la représentation. «?On n’est pas avocat pour être manager, insiste Olivier Deren, lorsque Pascal Chadenet dit «?beaucoup voyager pour remplir un rôle d’ambassadeur. Finalement, Arnaud de La Cotardière résume parfaitement la situation?: «?Certains veulent le titre, d’autres aiment les contacts, d’autres enfin s’assurent une seconde vie professionnelle. Il faut de tout pour faire un monde d’avocats.

 

Pascale D'Amore

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